En salles depuis le 28 février 2024, Dune 2ème partie, l’adaptation de l’œuvre de Frank Herbert par Denis Villeneuve, n’est pas qu’une superproduction hollywoodienne. Dans cet univers futuriste où la technologie a été bannie, Carrie Lynn Evans, professeure de littérature à l’université Laval au Québec, s’est penchée sur un groupe mystérieux de sœurs surhumaines, le Bene Gesserit. Ces femmes qui conspirent dans l’ombre pour faire advenir un messie, ne seraient qu’une forme nouvelle d’humanité augmentée : des cyborgs.
Qui sont les sœurs du Bene Gesserit dans l’univers de Dune ?
Carrie Lynn Evans : Les sœurs du Bene Gesserit sont une sorte d’ordre monastique de femmes qui n’est pas construit autour d’une divinité religieuse mais dont le but principal est de faire advenir via des méthodes eugénistes le prochain leader de l’univers : le Kwisatz Haderach. Ces sœurs constituent un groupe de femmes extrêmement intelligentes et qui suivent un entraînement physique très intense pour avoir un contrôle total de leur corps et de leur esprit. Après leur rite de passage où elles ingèrent une sorte de poison, elles sont capables de modifier leur propre biochimie, notamment de choisir le sexe de l’enfant qu’elles porteront.
Grâce à cette discipline extrême, ces femmes développent des aptitudes physiques, mentales, psychologiques exceptionnelles ce qui leur permet d’accéder à la Voix, une sorte de mémoire collective qui contient les souvenirs de toutes les générations de Bene Gesserit. Avec ces personnages, Frank Herbert imagine une version de l’humain ayant évolué au maximum de ses capacités.
En quoi ces femmes surhumaines sont-elles des cyborgs ?
Lorsqu’on pense au concept de cyborg, on visualise tout de suite le Terminator d’Arnold Schwarzenegger ou le Borg dans Star Trek. On imagine une figure humanoïde avec des éléments électroniques ou mécaniques incorporés qui augmentent radicalement ses performances mentales ou physiques. Mais cette conception du cyborg est assez limitée.
« La forme humaine ultime »
Dans l’univers de Dune, toute technologie a été bannie lors d’un évènement lointain appelé le jihad butlérien. Mais cela veut simplement dire que les plus hautes formes de progrès scientifique de cet univers sont les sciences sociales. D’une certaine façon, ce sont leurs technologies. Les sœurs du Bene Gesserit incarnent selon moi cette forme de technologie avancée et peuvent donc être perçues comme des cyborgs new wave.
Cela passe aussi par leurs pratiques eugénistes ?
Absolument. Herbert écrit à une époque où l’on n’a pas encore découvert les secrets du génome humain donc c’est une forme d’eugénisme légèrement différent de ce qu’on connaît aujourd’hui. Mais les sœurs du Bene Gesserit s’emploient à créer la forme humaine ultime en se reproduisant avec des membres des maisons nobles de l’univers choisis pour leurs caractéristiques physiques, mentales et sociales.
« Des sortes d’ordinateurs humains »
La sœur Dame Jessica (jouée par Rebecca Ferguson dans les films de Denis Villeneuve, ndlr) a été placée auprès du duc Leto Atréides pour donner naissance à une fille qui pourrait être le Kwisatz Haderach. Mais Dame Jessica désobéit par amour et accouche d’un fils, Paul (joué par Timothée Chalamet). Les sœurs du Bene Gesserit décident alors de croiser leur sang avec celui d’un autre noble, Feyd-Rautha de la maison Harkonnen (joué par Austin Butler), pour aboutir à cette forme de surhomme. Mais c’est trop tard, Paul est déjà en train de devenir le Kwisatz Haderach.
Les Bene Gesserit sont-elles les seules cyborgs de l’univers de Dune ?
Non, il y a aussi des personnages appelés les Mentats, des sortes d’ordinateurs humains qui ont été entraînés pour pouvoir faire des calculs et des raisonnements mathématiques complexes en l’absence de véritables ordinateurs. Mais ce groupe est assez peu développé dans les livres, contrairement aux sœurs du Bene Gesserit.
Est-ce important que les Bene Gesserit ne soient que des femmes ?
Oui, cela explique de nombreuses choses sur l’avènement du Kwisatz Haderach en la personne de Paul Atréides, qui aurait dû être une fille si Jessica n’avait pas désobéi. En inventant les sœurs du Bene Gesserit, Frank Herbert reprend d’une certaine façon des stéréotypes de genre internalisés de son époque. Ces femmes constituent une organisation machiavélique et mystérieuse, qui procède à une forme intense de propagande religieuse et qui dispose d’un contrôle total sur la procréation.
« Esclaves des machines »
Cela s’appuie sur une forme tenace de mystique autour de la maternité et de la féminité qui sera reprise à de nombreuses reprises dans la caractérisation des femmes cyborgs de la science-fiction contemporaine, notamment dans Ex Machina de Alex Garland (2014) ou la série Raised by Wolves de Ridley Scott (2020). Mais Herbert est aussi un des premiers à faire de ses personnages féminins des protagonistes extrêmement intelligentes, indépendantes mais surtout émotionnellement puissantes.
Les caractéristiques cyborgiennes ne sautent pourtant pas aux yeux dans les deux films de Denis Villeneuve.
En effet, Villeneuve emprunte beaucoup à un imaginaire classique sur les ordres monastiques pour représenter les Bene Gesserit mais on comprend quand même les ambitions de ce groupe de femmes, notamment via leur projet eugéniste pour faire advenir ce prophète surhumain qu’est le Kwisatz Haderach. En voyant le second film de Denis Villeneuve, je me suis même dit que toute l’histoire de Dune tournait autour des Bene Gesserit. HBO est d’ailleurs en train de produire une série autour de ces personnages, cela devrait permettre de mieux rendre compte de leur importance.
Pourquoi Frank Herbert a-t-il inventé un monde futuriste sans technologie ? Il en avait peur ?
Dans ses livres, Herbert explique que les humains sont devenus les esclaves des machines et ont dû s’en débarrasser pour se libérer. Il déroule presque une rhétorique marxiste, l’aliénation des hommes par les machines et ceux qui les détiennent. C’était un monde dans lequel les machines pensaient à la place des hommes.
« Il aurait détesté ChatGPT »
Le fameux jihad butlérien a lieu dans le passé lointain des aventures de Paul Atréides mais il permet à Herbert de faire passer un message fort : les humains doivent être forts, indépendants et penser par eux-mêmes. La technologie est une béquille et il faut être capable de s’en passer pour avancer.
C’est un avertissement sur les dangers de l’intelligence artificielle ?
C’est difficile à dire. Il n’est jamais question de soulèvement de robots dans l’œuvre de Frank Herbert, le danger principal se situe dans la confiance que l’on accorde aux leaders politiques et religieux. Puisque le premier livre est paru en 1965, on ne peut qu’extrapoler son attitude vis-à-vis des IA mais il est fort probable qu’il aurait détesté ChatGPT. Il aurait sûrement dit que nous devrions d’abord apprendre à écrire par nous-mêmes et ne jamais laisser un ordinateur le faire à notre place, au risque d’en devenir complètement incapables.