D’abord frileux sur l’usage de l’intelligence artificielle, le Rassemblement national a dernièrement changé de ligne. Sous l’influence de son nouveau président Jordan Bardella, le parti s’est entouré de militants et entrepreneurs technophiles, et cherche à convertir ses membres.
Tout commence avec un rapport adopté par le Parlement européen le 20 janvier 2020 sur l’intelligence artificielle. Voté à 364 voix contre 274, il émane d’une initiative toute particulière du Rassemblement national et établit des recommandations pour son utilisation dans trois domaines qui inquiètent alors les parlementaires : l’armement, la justice et la santé. Sur le fond, le rapport reprend des principes de base défendus jusqu’aux arcanes de la Silicon Valley, à savoir la garantie d’un contrôle humain derrière chaque utilisation d’armes en respectant les Conventions de Genève de 1949, l’interdiction de substituer les juges humains par des intelligences artificielles autonomes et la déshumanisation de l’accès aux soins.
« Il s’agit d’un esprit humaniste, soucieux de préserver la personne humaine des dérives possibles du recours à l’IA » explique à l’époque par voie de communiqué l’eurodéputé Gilles Lebreton.
Fin du « cordon sanitaire »
Mais pour l’Europe, c’est une première. Au Parlement européen, chose rare, ce rapport dit « d’initiative » voulu par le Rassemblement national est soutenu par quatre groupes dont une partie des centristes de Renew, la formation libéral dessinée par Emmanuel Macron. Cette victoire du mouvement encore dirigée à l’époque par Marine Le Pen fait sauter pour la première fois le fameux « cordon sanitaire » – cette pratique politique visant à empêcher toute alliance possible avec les partis politique d’extrême droite.
Car depuis, le sujet d’une réglementation européenne sur l’IA a fait son chemin. Elle a largement gagné les rangs de l’ensemble de la classe politique, jusqu’à l’adoption le 17 mai dernier d’un traité international par le Conseil de l’Europe, et l’approbation quelques jours plus tard d’une réglementation par les États membres de l’UE. De quoi permettre au RN d’accroître son opération de dédiabolisation.
Vanter l’IA
Mais si le RN a fait la course en tête sur ses questions de réglementation de l’IA, autant au Parlement européen que dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale, multipliant les rapports pour dénoncer les risques d’un usage sans encadrement légal, depuis 2021, une nouvelle ligne politique semble se dessiner à l’intérieur du parti. Sous l’égide de Jordan Bardella, qui en a pris la présidence, le RN s’est assoupli en la matière, jusqu’à vanter dernièrement les mérites de l’intelligence artificielle, exhortant désormais l’Union européenne à plus d’investissement et moins de réglementation.
Exit les rapports pour freiner son usage et alerter de ses dangers, à l’instar de celui de Gilles Lebreton en 2020. Ce dernier, en froid avec Jordan Bardella, a été écarté du RN en vue des dernières élections européennes. En interne, on lui reproche de faire du zèle, d’être trop actif à Strasbourg. Les expertises et les recommandations de vigilance y compris en matière d’intelligence artificielle n’intéressent plus le parti.
Karl Marx
Le 19 juin 2023, lors d’un colloque organisé par la Fondation identité et démocratie – dont Jordan Bardella est membre – la personnalité politique préférée des 18-24 ans aux 1,6 million d’abonnés sur TikTok n’y va pas avec le dos de la cuillère. Plus optimiste et enthousiasmé par les perspectives des nouvelles technologies que ses prédécesseurs, il va jusqu’à citer Karl Marx pour étayer ses propos, lui qui « voyait dans l’automatisation industrielle une émancipation de l’homme par rapport au travail subit. »
Face à Jordan Bardella, un auditoire conquis. On y retrouve Laurent Alexandre, fondateur de Doctissimo et fervent militant du transhumanisme, décrit comme un provocateur qui flirte avec l’eugénisme, distille ses visions d’un futur où l’humain fusionne avec l’IA, et prédit un nouveau clivage politique opposant d’un côté une gauche réfractaire dites « bioconservatrice » et de l’autre une droite enthousiaste dites « bioprogressiste » (La mort de la mort, JC Lattès, 2011).
Thomas Fauré, entrepreneur et réserviste de la gendarmerie, défenseur d’une IA souveraine et fondateur d’une plateforme collaborative appelée Whaller, était aussi là. Ce dernier compte parmi ses principaux investisseurs un certain Vincent Bolloré, avec qui il est associé depuis au moins 2011, ayant évolué au sein de plusieurs filiales détenues par l’homme d’affaire (Polyconseil, Autolib…).
Néoluddisme
Défendant une « vision pragmatique, approfondie et dépassionnée de ce qu’est l’IA » Jordan Bardella fustige alors le luddisme, « ce mouvement de briseur de machine qui a pris part au début du 19ème siècle dans l’Angleterre de la Révolution industrielle (…). De nos jours le néoluddisme s’apparenterait au refus radical des progrès de l’IA, sa limitation drastique voire à son interdiction pure et simple. Je crois que cette option n’est pas envisageable, et qu’elle provoquerait un profond décrochage économique et intellectuel, une relégation en dehors de la géopolitique mondiale, et enfin une sortie de l’Europe par la petite porte. »
À propos de ChatGPT, qu’il qualifiait quelques mois plus tôt dans une vidéo Youtube comme étant « l’autre grand remplacement », Jordan Bardella a cette fois préféré parler d’une démocratisation de la création artistique, et de la possibilité « d’avoir à portée de main un assistant personnel. »
Créer des slogans avec ChatGPT
Un an plus tard, le RN a fait de ChatGPT un outil de choix. En janvier dernier, le parti inaugurait des ateliers de formation à l’intelligence artificielle pour l’ensemble de ses représentants politiques. Non pour les élections européennes de juin, mais pour les prochaines échéances législatives. L’objectif étant de maitriser l’IA pour organiser une stratégie de communication lors de campagnes locales, de rédiger des fiches techniques ou créer des slogans et une affiche.
Comme le relève un article du site de BFM, certains élus RN n’ont pas attendu et ont déjà mis en pratique ces nouvelles connaissances en matière d’IA, dont Christophe Zimmermann, 65 ans, conseiller régional RN dans le Haut-Rhin, qui s’en sert pour écrire ses discours.
Solution souveraine
Ces formations, appuyées par un livret pédagogique qui alerte toutefois les membres du parti sur une prétendue orientation « woke » de ChatGPT, sont organisées par l’eurodéputé Philippe Olivier, décrit comme le mentor de Jordan Bardella. Ce dernier a partagé un temps la vie de sa fille Nolwenn Olivier. D’ici la rentrée de septembre, le RN souhaite continuer sur cette voix en formant désormais les plus créatifs de ses représentants et candidats locaux à Midjourney pour produire des images à partir de description textuel.
Cette course à l’IA initiée par Jordan Bardella fait elle l’unanimité au sein du RN ? Rien n’est moins sûr. En février 2024, le député varois Stéphane Rambaud publiait un rapport destiné à l’Assemblée nationale pour mettre en garde, à son tour, contre l’utilisation de l’IA générative et les risques d’atteinte aux données personnelles. « Faute de solution souveraine, nous utilisons des solutions sur étagère, développées par les Gafam, et nous risquons d’être dépendants », alertait-il.
Ce rapport, rédigé avec son confrère du centre droit Philippe Pradal (Horizons), a-t-il plu à la direction du parti, qui voit désormais d’un mauvais œil cette fâcheuse manie à vouloir tout réglementer ? D’autant qu’en s’associant à un élu du groupe Horizons, ce rapport de Stéphane Rambaud réitère la rupture de ce « cordon sanitaire » initiée par l’eurodéputé Gilles Lebreton en 2020, désormais évincé du parti.