Mais que pensait André Breton, chef de file du surréalisme, des nouvelles technologies ?

Photo Centre Pompidou.
Photo Centre Pompidou.

Dès l’entrée de l’exposition du Centre Pompidou pour les cent ans du mouvement surréaliste, le visiteur peut entendre la voix d’André Breton. Enfin, la voix de l’auteur de Manifeste du Surréalisme, récréé par une intelligence artificielle, ce qui a valu au centre culturel quelques critiques, qu’adresse ici Thierry Dufrêne, co-commissaire associé. Il en profite pour évoquer la relation des surréalistes à la science et réfléchit à ce que le mouvement aurait pensé des IA.

Comment a-t-il été décidé de récréer la voix d’André Breton pour cette expo ? En quoi est-ce pertinent ?

Thierry Dufrêne :J’avais fait un projet d’exposition plus centrée sur le Manifeste, dont on fête les 100 ans. J’en ai édité une version, où l’on montre les ratures, corrections et ajouts. La commande du Centre Pompidou était de rendre le Manifeste très présent au cœur de l’exposition. Il y avait l’idée de présenter ce travail sous forme de vitrine en présentant en même temps Poisson soluble, une série de cahiers réalisée entre mars et juin 1924, qui sont vraiment de l’écriture automatique. Breton s’est rendu compte qu’il fallait expliquer ce que c’était que cette voix automatique, qui est une dictée de la pensée et va plus vite que la raison. Les Poisson soluble devaient être précédé d’une préface qui les expliquait un petit peu. Cette préface a grossi et est devenue Le Manifeste du Surréalisme. Dans « manifeste », il y a l’idée d’une manifestation. La littérature manifestaire suppose la prise de parole. Cette idée de parler au public est une des premières voies qui ont conduit à cette idée de reconstituer la voix. Ensuite, la première phrase du Manifeste est « Tant va la croyance à la vie, à ce que la vie a de plus précaire, la vie réelle s’entend, qu’à la fin cette croyance se perd. » À l’oreille, on entend un proverbe. Il y a déjà un parlé qui précède la prise de parole de Breton. Une voix ancienne, une voix d’adage, qui a roulé à travers les siècles. Je me suis aperçu qu’il y a dans le Manifeste énormément d’éléments parlés.

Que sait-on de la voix d’André Breton ?

C’est un poète qui nous parle. Et la poésie, c’est avant tout l’oralité. Il faut la parler. En 1919, quand il revient sur ce qui a expliqué le surréalisme, il écrit « la Voix me dit : ‘il y a un homme coupé en deux par la fenêtre.’ » Plus tard, dans une note, dans un état de demi-sommeil, il entend dans le brouillard une voix, une sorte de corne de brume qui dit « Béthune, Béthune. » Il ne sait même pas où c’est ! Il n’entend pas des voix. Il entend la Voix. Alors il insiste là-dessus. Tout ceci convergeait vers l’idée de faire entendre sa voix. Je suis professeur. J’ai demandé à mes étudiants de me citer une phrase d’un manifeste quelconque. Pas un n’a été fichu de me citer le Manifeste du Surréalisme ! Même pas les dernières phrases ! “C’est vivre et cesser de vivre qui sont des solutions imaginaires. L’existence est ailleurs.” Alors l’expo peut servir au moins à ça. On s’est souvenu que l’IRCAM, par un système de deep learning, avait trouvé les moyens de retrouver la voix de Charles De Gaulle à travers les enregistrements qu’on avait de lui afin de lui faire prononcer l’appel du 18 juin, que la BBC n’avait jamais enregistré. On s’est dit que c’était peut-être ça qu’il fallait. Quand il a écrit le Manifeste, Breton avait 28 ans. L’IRCAM était intéressée mais je leur ai demandé s’ils pouvaient rajeunir cette voix. C’est encore impossible. On n’a que des enregistrements radio de 1952. On ne sait pas comment il parlait à 28 ans. Pas même sa fille ne le sait.

D’ailleurs, la fille de Breton a rapidement donné son feu vert. Qu’a-t-elle pensé de cette voix ?

Elle était très contente ! Elle m’a dit : « je le reconnais, mais pas trop. » Elle avait peur de quelque chose de trop émouvant et d’en même temps factice. On a trouvé le bon équilibre entre une voix humaine mais pas trop. Ce qu’on a fait, c’est partir de deux fois 20 minutes de la voix de Breton à la radio. La machine, grâce à ses neurones artificiels, a appris sa voix. Il a fallu, ensuite, faire lire les textes que je voulais faire dire à Breton par un comédien. Puis la machine a cloné la voix apprise de Breton sur sa propre voix. On a cloné sur quelqu’un de jeune. La machine a cherché sur Internet, dans toute la mémoire sonore du monde, toute une série de voix ou de sons qui ressemblent, par exemple, à la manière que Breton avait de prononcer le nom « Freud. » Elle a comblé les trous.

Une des critiques de cette voix a été que les surréalistes n’aimaient pas la science et la technologie…

(Il coupe) Une absurdité ! Page 16 du manuscrit, c’est Breton qui parle : « Il me prend une grande envie de considérer avec indulgence la rêverie scientifique, si malséante en fin de compte, à tous égards. » Effectivement, il y a une ambiguïté au niveau de la science, mais continuons. « Les sans-fils ? Bien. » Rappelons-nous que la radio sans-fil, c’est 1922. Les surréalistes parlent de « la voix » de la radio, obtenue sans fil, pas si différente de la Voix qui parle à Breton. Et puis il y a la voix des spirits ! La première idée d’Edison, c’était de parler avec les morts ! Poursuivons : « La photographie ? Je n’y vois pas d’inconvénient. Le cinéma ? Bravo pour les salles obscures. » Bref. Il a aussi montré dans Poisson soluble, qu’il s’intéressait aux scaphandriers. Les titres de journaux qu’il découpait pour faire des poèmes avaient souvent un rapport avec des découvertes. Breton aurait certainement eu au moins une indulgence pour notre rêverie scientifique de l’intelligence artificielle…

Mais les surréalistes ont aussi dénoncé les dérives de la technologie, n’est-ce pas ?

En 1924, la machine, c’est aussi les tanks, la mitraillette, le gaz moutarde. On sort de la guerre. C’est la pire et la meilleure des choses. La machine rationnelle, celle qui permet de tuer, les surréalistes la détestent, bien entendu. Mais ils sont aussi fascinés par les découvertes qui permettent de rapprocher les hommes, d’étendre les capacités de l’esprit. Dans les années 30, quand les surréalistes voient se développer la crise de 29, etc, il y a une sorte d’inflexion vers une sorte de pré-écologisme. La question de la machine se pose différemment. Mais en 1919, il sort Les Champs magnétiques. En 1925, dans Introduction au discours sur le peu de réalité, Breton commence par la question des sans-fils. Breton mets en avant Kant et la Critique du jugement. Pour lui, tout acte doit engendrer une responsabilité, une conception réfléchie. Même l’acte automatique. Et qu’est-ce qu’une intelligence artificielle ? Comment travaillent les artistes qui l’utilise ? À peu près comme Breton quand il entend la Voix. Souvent, il s’agit de créer des chimères, comme les surréalistes en ont fait.