« Sur le grand rail du progrès infini, l’ère supersonique était là ». Le Concorde, histoire d’une désillusion

Photo Air France.
Photo Air France.

« Siècle de vitesse ! qu’ils disent. Où ça ? (…) Ils continuent à s’admirer et c’est tout. » Quand Louis-Ferdinand Céline écrivait ces mots dans Voyage au Bout de La Nuit, le monde était encore à presque quatre décennies d’assister à l’envol de l’avion de ligne le plus rapide de tous les temps, que l’auteur Adrien Motel raconte, lui, dans Concorde – L’icône d’un idéal, publié chez Place Des Victoires. Que reste-t-il de cette icône d’un futur passé ? Il répond.

On a parlé du XXe siècle comme un siècle de vitesse. Est-ce dans cet esprit-là que le Concorde a été créé ?

Adrien Motel : Ce n’est pas plus un siècle de vitesse que les autres. À partir du moment où l’on a voulu se déplacer, on a toujours essayé d’aller plus vite que la veille. Le XXe est plutôt un siècle d’accélération des échelles de vitesse. Ce qui caractérisait la puissance industrielle d’une nation était alors sa capacité à produire des moyens de transport qui allaient toujours plus vite, pour rapprocher les capitaux, les matériaux, les esprits et les hommes. On avait encore des gens avec la naïveté touchante de leurs ainés du début du siècle mais qui commençaient à avoir les outils permettant de concrétiser des utopies. Comme mettre 100 personnes dans une cabine pressurisée, leur servir du champagne et du foie gras, les faire partir à 11h du matin de Paris et arriver à New York à 8h du matin. En trois heures. On est sur un rapport à la vitesse, et à la vitesse sur le temps, qui est complètement fou.

Comment est né le projet Concorde ?

Le projet de super-caravelle était déjà en réflexion depuis 1956. Il y avait aussi des projets britanniques. Mais ce n’étaient que des utopies d’ingénieurs, qui ne peuvent se concrétiser sans quelqu’un qui dit « on y va quoi qu’il arrive. » Ce quelqu’un, c’est le général De Gaulle. Quand il revient aux affaires en 1958, il met en place la grande politique de résurrection nationale. Il considère que la France doit revenir à son rang dans le monde avec des réalisations qui marquent l’époque. En mars 1959, il demande à son Premier ministre de lancer officiellement un appel d’offre gouvernemental à tous les constructeurs aéronautiques français, qu’ils soient en capacité de construire sur 10 ans un avion supersonique civil. Les Britanniques travaillent sur des projets similaires. Quand le gouvernement de Macmillan s’intéresse au sujet en 1960, ils disent qu’il leur faut un partenaire. Ils avaient les moteurs mais pas les métaux ni le tracé. Les Français, eux, avaient trouvé le tracé idéal pour l’aile delta et une technologie était en train d’être parachevée sur les métaux. L’enjeu était d’avoir un alliage métallique qui supportait la variation des températures. Concorde allait tellement vite que la carlingue était très chaude : 127°.

« C’était un outil poétique, romanesque, mais aussi une folie pour laquelle la demande, en réalité, n’existait pas vraiment.« 

Concorde est désormais un objet rétrofuturiste. À ses débuts, dans quelle mesure représentait-il l’avenir ?

Le côte futuriste, Concorde l’incarne totalement. On est propulsé dans l’avenir. En 1964, au cinéma, avant le film, on pouvait encore voir les actualités. Cette année-là, est diffusée un très beau sujet : Demain, Paris-New York en 3 heures. L’ouverture est sur une maquette blanche sur un fond noir. Le speaker dit : « voici Concorde, en 1970, ce sera l’objet de l’avenir. » C’est un temps auquel le futur est galvanisant dans la mesure que l’énergie est abondante et bon marché. Il faut imaginer l’état d’esprit qui règne le dimanche 2 mars 1969. Il est 14h30, on vient de terminer de déjeuner, l’ORTF et la BBC diffusent en direct. Un immense ban de brume enveloppe Toulouse. À 15h37, l’avion décolle. Il se repose et tout le monde applaudit. Sur le grand rail du progrès infini, l’ère supersonique était là. C’était un outil poétique, romanesque, mais aussi une folie pour laquelle la demande, en réalité, n’existait pas vraiment.

Le futur était quelque chose d’excitant, de sexy, même. Dans quelle mesure cette notion faisait-elle partie du marketing du Concorde ?

Quand il est mis en service en 1976, Concorde devient la pointe avancée d’un certain art de vivre, d’un certain art du voyage. Concorde Air France avait une cave spéciale avec des vins extrêmement bien sélectionnés. En même temps, c’était d’un relatif inconfort. Il était très étroit. Ça sentait le chaud. C’était bruyant. Mais voyager à son bord était faire partie de quelque chose d’à part. On allait plus vite que personne. C’était d’un certain chic. Les grands mannequins des années 90 – Claudia Schiffer, Carla Bruni ou Madame Trump – faisaient inclure une close Concorde dans leurs contrats. Elles voulaient assurer leurs voyages transatlantiques uniquement en Concorde.

« En 2024, on peut faire Paris-New York en une seconde ! Avec une visioconférence…« 

On dit que le déclin du Concorde fut précipité par l’accident du vol 4590 d’Air France, en juillet 2000. Que s’est-il passé ?

Un avion de la Continentale a perdu une lamelle de titane. Elle est tombée exactement à l’endroit où un des trains de Concorde est passé. Elle a tranché le pneumatique, qui a éclaté. Les éclats se sont projetés sur l’aile, qui était gorgée de carburant. Le carburant était mis sous un état de tension tel qu’il y a eu une fuite, qui est tombée sur les circuits électriques qui avaient disjoncté après l’éclatement du pneu. Le moteur s’est enflammé. L’avion devait quand même décoller car il était à 317 km/h. Sinon, il tombait sur un magasin. Le pilote a voulu le poser au Bourget, mais l’avion ne tenait plus. Il s’est écrasé à Gonesse, à côté d’un hôtel. 100 passagers, 9 membres de l’équipage et 4 personnes à terre sont mortes dans l’explosion de l’avion. Quand le service reprend, on est juste après le 11 septembre, qui a jeté une peur panique sur le secteur aérien. Quand la clientèle revient au printemps 2002, on se dirige vers la guerre d’Iraq, qui provoque une explosion du prix du pétrole qui va beaucoup grever les compagnies aériennes. Fin 2002, deux Concordes ont des soucis de dérive. L’aventure se termine en 2003. Alors qu’en 1995, on estimait que ces avions pourraient voler jusqu’en 2025.

Que pensez-vous du fait que, du moins au niveau des vols entre Paris et New York, les choses vont finalement moins vite maintenant, alors qu’un quart du XXIème siècle est écoulé ?

En 2024, on peut faire Paris-New York en une seconde ! Avec une visioconférence… Il y avait un marché, certes réduit, de gens qui avaient besoin de se voir, pour conclure des affaires, par exemple. Puis Internet est apparu. L’étalon de la rapidité ne se calcule plus forcément sur la capacité d’un être humain à monter dans une machine pour se déplacer d’un point A à un point B, mais sur les outils mis à disposition pour pouvoir communiquer avec autrui n’importe où sur la planète, en restant confortablement installé dans son fauteuil. Concorde a été une pointe avancée de la rapidité qui correspondait à une époque. Nous sommes passées à une autre. Son utilité ne rencontre plus de légitimité. Les fantasmes pour de nouveaux avions supersoniques n’aboutiront pas. Ça coûterait trop cher à exploiter.