Ce lundi 27 octobre, Elon Musk lançait Grokipédia, une encyclopédie en ligne au contenu généré par IA qui, le milliardaire l’espère, pourrait concurrencer Wikipédia. Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Inspé (Institut national du professorat et de l’éducation) de Toulouse, Gilles Sahut a écrit plusieurs articles universitaires sur Wikipédia. Que pense-t-il donc de cette annonce ? Réponses.
D’où vient votre intérêt pour Wikipédia ? Comment en êtes-vous venu à étudier ce site si fréquemment ?
Gilles Sahut : J’ai moi-même commencé à contribuer à Wikipédia en 2007 ou 2008. J’ai voulu analyser comment fonctionnait ce collectif humain chargé d’élaborer une encyclopédie. Ce qui n’est pas rien. Je me suis intéressé à la règle de la citation des sources, qui n’existait pas à l’origine de l’encyclopédie. J’ai fait de l’archéologie, j’ai fouillé les archives wikipédiennes pour essayer de comprendre les raisons de l’adoption de cette règle. Il y avait notamment la recherche d’une autorité. Elle ne pouvait pas être exercée par le biais de l’expertise des contributeurs, parce que les contributeurs de Wikipédia sont anonymes. A la place, on importe l’autorité des sources.
Elon Musk a déclaré que « le but de Grok et de [Grokipédia] est la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. » Le lancement de Grokipédia vous-a-t-il surpris ?
Pas tout à fait, parce que Musk avait déjà critiqué Wikipédia, disant notamment que le site serait trop « woke. » Avec Grok, il a sa propre intelligence artificielle, qui peut sans doute être plus facilement paramétrée en fonction de ses propres vues idéologiques. On peut se demander quelle est cette vérité qu’entend défendre Elon Musk… Quoi qu’il en soit, d’autres encyclopédies ont voulu concurrencer Wikipédia par le passé et sont tombées dans l’oubli. Google a par exemple fait Knol en 2008. Malgré la puissance de Google, ça n’a duré que 4 ans. Il existe aussi Citizendium, qui n’a jamais très bien marchée non plus. Musk s’attèle donc à une sacrée tache.
Dans le cadre d’un entretien pour Society, Jimmy Wales, le co-fondateur de Wikipédia, m’a assuré que « l’IA n’a pas le niveau pour éditer les articles de Wikipédia. Parce que l’IA hallucine. Elle invente des trucs. » Qu’en pensez-vous ?
Beaucoup d’études montrent en effet que l’IA présente un risque d’erreur assez haut. Elle invente notamment des références bibliographiques. Les IA sont entraînées pour donner des réponses. Quand elles ne savent pas, elles inventent. Après, il faut voir comment le système de Musk fonctionne. Est-ce de l’IA pure ? De l’IA avec un contrôle humain derrière ? Avec des petites mains chargées de réparer les erreurs ? Si oui, ces petites mains seraient-elles assez nombreuses ? Et auraient-elles les compétences pour réparer ces erreurs ?
Selon The Economist, Wikipédia tire ses racines dans le techno-optimisme qui caractérisait l’Internet de la fin du XXème siècle, qui suggérait que « des gens ordinaires » pouvaient utiliser leurs ordinateurs comme des outils « de libération, d’éducation, de lumières. » Dans quoi Grokipédia tire-t-elle sa source ?
Sans doute dans une réaction. Dans le cadre d’un combat idéologique entre la droite, voir l’extrême droite culturelle et une certaine gauche progressiste… Mais dire cela revient à placer Wikipédia à gauche sur l’échiquier politique. Ce qui est très subjectif et discutable. Récemment, la communauté wikipédienne a par exemple rejeté, dans le cadre d’un vote, l’adoption de l’écriture inclusive. Wikipédia est loin d’être une caricature woke.
En 2022, des éditeurs de Wikipédia se sont disputés au sujet d’une définition : celle de la récession économique, donnée dans l’article consacré à ce sujet. Des critiques de droite ont accusé Wikipédia de s’aligner sur la définition de la récession donnée par l’administration Biden. Sur Twitter, Elon Musk a accusé Wikipédia d’avoir « perdu son objectivité » avant d’appeler à « définancer » l’encyclopédie qu’il qualifiait d’extension des « médias traditionnels » qui seraient « capturés par la politique gauchiste. » Fin 2023, il proposait d’offrir un millard de dollars à Wikipédia sous une condition : que le site change son nom pour devenir Dickipedia (En anglais, « dick » signifie, grossièrement, « bite », ndlr). Musk parle beaucoup de Wikipédia. Pourquoi, selon vous ?
On peut déjà peut-être rappeler que Wikipédia est un des sites les plus consultés au monde. Et le site à valeur éducative le plus consulté. Au fil des années, ont eu lieu des intrusions de la sphère politique visant à colorer quelques articles, à les faire pencher vers telle ou telle orientation. Derrière ça, il y a une idée fausse : celle selon laquelle Wikipédia serait un bloc. J’ai pas mal étudié les débats entre contributeurs de Wikipédia et j’ai constaté qu’ils viennent d’horizons divers. Les articles sont le fruit d’un consensus, de vues différentes. On a du mal à imaginer comment l’IA pourrait atteindre ce niveau de délibération.
Pour The Guardian, Elon Musk s’en prend à Wikipedia car il ne supporte pas l’idée d’un site créé « de façon sociale » qui fonctionnerait bien. Qu’il ne supporterait pas l’idée « d’une expérience démocratique dédiée au savoir. » Qu’en pensez-vous ?
Ce serait donc plus la philosophie de Wikipédia qui serait attaquée ? Peut-être. Ce que Wikipédia a de remarquable, quoi qu’on en pense, c’est sa capacité à s’auto-réguler, à édicter des règles adaptées à son contenu. Wikipédia est un bien commun, dans la lignée de la Prix Nobel d’économie Elinor Ostrom. Elle s’est intéressée à la gestion de ressources naturelles de manière collaborative. Que ce soit des forêts, des prairies, des zones de pêche. Elle a constaté que des expériences échouaient mais que d’autres réussissaient et que celles-ci devaient respecter un certain nombre de principes. Wikipédia en respectent la plupart, suivant une sorte de troisième voie entre l’économie de marché et l’économie d’État. Par exemple, afin de régler des conflits intercommunautaires, il faut avoir accès à des instances de médiation où les gens peuvent discuter entre eux, avec des intervenants qui essaient de résoudre les conflits. C’est présent au sein de Wikipédia, qui montre que si des individus savent s’organiser, ils peuvent être capables de produire un bien. Évidemment, ce n’est pas simple. Wikipédia n’est pas le monde des bisounours. Il y a beaucoup de conflits. Mais on sait les régler au mieux. Tout ceci peut heurter des personnes qui ont une vue autoritariste et centralisée de la société.
Le premier article d’envergure sur Wikipédia était publié par le New York Times le 20 septembre 2001. L’article disait que ce que les créateurs de l’encyclopédie avait accompli suggérait que « le Web pouvait être un environnement fertile où les gens travaillent côte à côte et où ils s’entendent. » L’encyclopédie incarne-t-elle encore ce techno-optimisme évoqué plus tôt ?
Oui, mais sans naïveté. L’essence du projet Wikipédia était libertaire. L’idée était, grosso modo, que si assez de monde participerait, ce serait possible de produire un contenu satisfaisant. Par la simple addition des connaissances et expertises individuelles. Ça a dû être revu. Il a été compris que pour produire quelque chose d’aussi complexe, il fallait aussi de la discipline.