Le docteur qui voulait ressusciter son épouse

Le docteur Martinot dans sa crypte. Photo DR
Le docteur Martinot dans sa crypte. Photo DR

1984. Un docteur place le corps de sa défunte dulcinée dans un congélateur, à – 60 degrés, dans l’espoir qu’un jour la science soit capable de la ressusciter. Dix-huit ans plus tard, en 2002, il meurt à son tour et se fait une place dans ce drôle de tombeau. Mais un dysfonctionnement de l’appareil oblige leur fils, Rémy, à incinérer les corps et avec eux, leurs rêves d’immortalité. Si la communauté scientifique a presque enterré la possibilité d’un retour à la vie par cryogénisation, le mythe du docteur Martinot, lui, reste bien vivant.

À Angers, en ce mois de juillet étouffant de 1984, il fait si chaud qu’on passerait bien une tête dans un congélateur. À défaut, accoudé au comptoir d’un bar du centre-ville, le croque-mort de Saumur sirote une bière bien fraîche pour supporter la canicule. Devant lui, ses camarades de beuverie sont hilares. Et pour cause, l’employé des pompes funèbres raconte une anecdote tout sauf banale ; plus tôt dans la journée, il a été appelé pour déposer de la glace carbonique dans un caisson de congélation en panne, dans un château reculé, vers Nueil-sur-Layon, dans le Maine-et-Loire. Accueilli par le propriétaire, un homme un peu étrange à l’allure d’un personnage à la Dickens, il est conduit au sous-sol dans la cave où se trouve l’appareil. Pendant l’opération, il a juste le temps d’apercevoir, à l’intérieur de cette espèce de gros frigo, un long sac fermé à la forme familière. « Quest-ce que cest que ça ? » interpelle le croque-mort forcément stupéfait. « Et bien cest ma femme ! » répond le châtelain presque impassible, en refermant le congélateur.

Le châtelain en question, c’est Raymond Martinot, scientifique audacieux, sentimental, un brin idéaliste. Un marginal de la science surtout, qui nourrit une foi indéfectible dans un domaine plus que novateur pour l’époque : la cryogénisation, tentative de conservation des cadavres à très basse température dans l’optique de pouvoir, et ce, grâce aux potentiels progrès technologiques et médicaux, les réanimer à l’avenir. Une théorie transhumaniste par excellence, que Martinot appliqua en bon artisan et pionnier à deux reprises : la première fois avec sa femme en 1984, puis, sur lui-même, à sa propre mort en 2002. Une expérience inédite, à l’origine d’un engouement médiatique, judiciaire et scientifique sans précédent dans la France mitterrandienne.

Défier la faucheuse

Les mauvaises herbes gravent les murs des dépendances, mais le château a encore un certain style. De loin, presque comme une illustre bâtisse bourguignonne, il surgit des buissons du parc qui, eux, poussent tous azimuts avec anarchie. À l’intérieur de l’édifice, assis face aux caméras anglaises de l’émission médicale « Where Theres Life » présentée par Miriam Stoppard, le désormais célèbre docteur Martinot, sourcils ébouriffés et regard de lézard, parle avec ferveur et conviction : « Entre le zéro (la destruction totale) et linfini, je choisis linfini ». Nous sommes en 1987. Ses propos sont particulièrement révélateurs de l’imaginaire futuriste du médecin cryoniste, comme, d’ailleurs, de son propre rapport ambigu à la mortalité. « Avec le niveau technique de la science actuelle, nous pouvons imaginer que la mort peut être repoussée de plus en plus. Tout est possible avec de largent, des efforts, du travail. Je crois que tout peut être fait. Chaque jour, chaque mois, la science progresse de plus en plus. Je pense que prolonger la vie est une chose très importante. La mort a été une habitude pendant des millions d’années, mais elle ne sera pas nécessairement une habitude dans lavenir. » Depuis qu’à 7 ans, il a fondu en larmes à la découverte de la « destruction physique », le docteur a fait du combat contre la mort son cheval de bataille. Refusant cette injuste fatalité de la condition humaine, il n’a qu’un seul souhait : transgresser les macabres lois du corps vieillissant et stopper net le grignotement vorace du temps qui passe. En somme, le bon docteur rêve d’immortalité.

Né le 3 novembre 1922 à Casablanca, le jeune Martinot cultivait dès sa tendre enfance cette propension à l’originalité intellectuelle, dévorant les livres de Jules Verne. « Sacré Raymond ! » disait son paternel. Il se rêvait marin, devenant élève officier, avant de signer sous pseudonyme deux ouvrages en l’honneur de son pays. Mais son amour de la langue de Molière ne surpasse pas celui qu’il porte pour les sciences. Professeur assistant de physique-chimie à la faculté de médecine de Paris, licencié ès sciences, Raymond Martinot devient médecin à Rueil-Malmaison en région parisienne. Là, dans son cabinet, ses patients sont régulièrement surpris par la curieuse dégaine du médecin. En consultation, il reçoit en simples chaussures déglinguées par l’usure, affublé d’un veston bigarré, coiffé de sa traditionnelle chevelure en bataille. Monique Leroy, l’une de ses patientes, est d’ailleurs séduite par cette extravagance et devient sa compagne de tous les jours. Entre eux, l’amour est fusionnel, vite cimenté par la naissance d’un fils en 1967, Rémy Martinot. Quand en 1968, c’est le déclic : il découvre les tentatives américaines de cryogénisation et devient directeur de recherches de la Société Cryonics de France

La belle au bois dormant

Sa thèse de doctorat annonçait la couleur : il avait opté pour La réanimation d’un chien par l’excitation du nerf phrénique – en gros, la relance du mouvement respiratoire. Déjà, il passait ses journées à l’Institut international du froid et se gavait des travaux du professeur Henri Laborit sur l’hibernation. En 1979, alors qu’il a pris sa retraite prématurée, Martinot a maintenant tout le loisir de se consacrer jour et nuit à sa passion. Dans son refuge qu’est le château de Preuil acheté « dix millions de centimes », l’ex-médecin traverse des nuits blanches. Il lit, théorise et se forme une solide culture cryogénique dans un désordre de livres, de notes griffonnées et de revues scientifiques empilées ici et là. Sa bible ? La Perspective de limmortalité du père de la cryonie Robert Ettinger. Raymond Martinot ne suit pas à la lettre le courant américain utilisant l’azote liquide qui suppose, surtout en ce temps-là, un porte-monnaie digne d’un prince saoudien. Mais peu importe, estime-t-il, pas besoin de descendre à -196° C pour conserver un corps humain : « Lazote liquide habituellement utilisé pour cryogéniser les corps ne tient pas facilement à température constante et coûte très cher. Il vaut mieux inoculer une substance proche de celle du sang en lui ajoutant une solution type glycérine anti-gel. Il faut, avant d’inoculer, abaisser la température du corps et, après injection, conserver à très basse température ». Par les établissements Derosne, professionnels du froid industriel, il se fait construire un congélateur sur mesure, capable de maintenir les – 60° C suffisants selon lui, pour expérimenter sur son corps ses théories avant-gardistes qui fleurent bon la saga Alien. Martinot compte sur son épouse de 13 ans plus jeune que lui, elle aussi ardente adepte de la cryonie, pour le mettre dans la machine dès qu’il viendra à passer l’arme à gauche. Mais à 39 ans, Monique est frappée d’un cancer des ovaires et après une opération de la dernière chance, meurt le 24 février 1984 à l’hôpital de Rueil-Malmaison. Le cercueil glacé ne sera donc pas pour lui.

Terrassé par le chagrin mais refusant l’inéluctable, il réagit sur l’instant et met en pratique sa doctrine avec un certain sang froid : « Il y a dabord une grande douleur pour la perte d’un être aimé. Et puis tout de suite, laction médicale pour ne pas qu’elle soit détruite ». Le docteur sait qu’il lui faut agir plus vite que la putréfaction, la course contre la montre commence : « Avec laide de quelques amis médecins, jai injecté presque immédiatement un anti-coagulant et une solution glycérinée, destinée à protéger les cellules des effets néfastes du gel », commente-t-il dans l’émission « Mystères » le 8 avril 1994. Mais pour l’instant, Monique reste au funérarium à – 15° C, le temps que Martinot obtienne une autorisation préfectorale en droit d’inhumation dans sa propriété – bien sûr, il n’indique pas, malicieusement, les véritables modalités du processus. Une semaine plus tard, an accord avec ses dernières volontés, Monique est transportée gisant dans la neige carbonique, directement dans la fameuse machine censée lui ouvrir les portes d’une éventuelle résurrection. Là, au fond d’un couloir sombre après un escalier de pierre, dans la crypte de la demeure du Preuil, Monique patientera dans le congélateur ronronnant sans cesse, dans l’attente du providentiel baiser du progrès scientifique.

Le docteur sous les projecteurs

Au début, l’affaire reste discrète. La suspicion règne dans le voisinage, mais personne ne parle. Du jour au lendemain, après les révélations du croque-mort à la presse locale, Nueil-sur-Layon, petite commune habituellement pleine de quiétude, devient le centre du monde. L’histoire rocambolesque fascine et transcende très vite les frontières françaises. Les journalistes de tous pays font maintenant le siège du château pour narrer le phénomène, parfois avec sérieux, parfois avec dérision. Les médias anglo-saxons surtout, avec leur abus de romantisme endémique, s’en donnent à cœur joie et font du fait divers une relecture futuriste du conte de Perrault. D’autres, en mal de sensationnalisme, dépeignent injustement Martinot en savant fou illuminé. Un jour, une équipe de télévision japonaise fait même scandale en introduisant, à l’insu du propriétaire, une minuscule caméra dans le château. Mais le docteur, lui, n’est pas troublé par l’hystérie collective et exploite ce filon médiatique inespéré pour expliquer sa démarche et promouvoir la cryogénisation. Avec sa silhouette maigre, son look costume gris sombre et cravate noir de poète maudit, il reçoit les badauds curieux et démystifie au passage son expérience en lui rendant aussi ses lettres de noblesse scientifiques.

Devant le fameux meuble lourd, gris, fermé par une chaîne cadenassée, où se dresse une fleur séchée par le temps et une photographie à l’effigie de Monique, il montre aux visiteurs les notices techniques rédigées en cas de panne de courant : « Une seule solution pour éviter la catastrophe : la neige carbonique à – 80° C. Celle-ci permet de tenir la température suffisamment basse pour attendre une réparation ou la remise sous tension du secteur ». Dans l’émission de la chaîne Antenne 2, « Moi Je »,diffusée en 1985, on le voit même évoquer avec son fils l’espoir de réanimer le corps de sa femme aux alentours des années 2030. Loin de l’image fantaisiste d’un professeur halluciné, les téléspectateurs découvrent un homme prudent : « Monique repose dans une première enceinte à lintérieur. Ensuite deuxième précaution, les parois du meuble métallique qui font 15 cm d’épaisseur. Troisième précaution, un mur supplémentaire que jai fait élever. Quatrième précaution, le mur de la crypte. Cinquième précaution, le mur du souterrain de 1 mètre d ‘épaisseur. Plus une alarme sonore qui réveille les gens à 2 km ». Son prosélytisme cryogénique reste d’ailleurs mesuré : rigueur cartésienne oblige, il ne fait pas secret de ses propres doutes, conscient que la méthode employée est hâtive, lacunaire et présente une procédure insuffisamment rigoureuse. Le docteur veut seulement ouvrir la voie, instaurer un dialogue et bousculer une communauté scientifique jugée sur le sujet passive et sclérosée par l’immobilisme.

Croyance indécrottable

La communauté scientifique justement, scrute, regarde mais reste à bonne distance de l’affaire avant de se montrer dubitative, pour ne pas dire critique. Dans VSD, en août 1984, Christophe Dejours, alors directeur du laboratoire du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) de Strasbourg, affirme : « Le problème majeur de la congélation réside dans la formation de cristaux de glace que celle-ci entraîne. Or, ces cristaux détruisent les cellules en déchirant leur structure. (…) Pour obtenir une survie par congélation chez les animaux, voire chez lhomme, il faudrait les déshydrater complètement. Opération complexe car leau qui représente plus de 80 % de leur substance existe non seulement dans leur circulation, mais à lintérieur et à lextérieur de leurs cellules ». Martinot ne se débine pas pour autant et martèle dans ce même magazine sa croyance indécrottable dans les avancées médicales des hommes : « Avec le temps, la science nous démontre la fausseté des théorèmes érigés en actes de foi », avant de déclarer avec son aplomb caractéristique « quil est démentiel quaprès les progrès scientifiques actuels, on soit obligé dattendre la mort, comme des bœufs à labattoir ».

Les autorités préfectorales, de leur côté, grognent un peu en 1984 face à cette inhumation particulière non prévue par le Code des communes, puis se taisent étrangement très vite – probablement parce que l’histoire amuse plus qu’elle scandalise. Hélas, le bras de la justice va se montrer autrement plus sévère quand, après sa mort le 22 février en 2002, le docteur Martinot partagera lui aussi le congélateur avec Monique …

Hibernatus au tribunal

Les années ont alors passé depuis l’émulsion médiatique. La végétation s’est définitivement emparée du parc et les grilles rouillées du portail entrouvert poussent des cris de plus en plus stridents. N’en déplaise à Martinot, le temps continue son œuvre. Et pourtant, dans le château, le vieux docteur s’évertue à ne rien changer de la décoration de février 1984 : il conserve les mêmes meubles, les mêmes tapisseries. Sur les murs du couloir, les tableaux classiques côtoient encore les portraits poussiéreux de Monique et de Raymond en uniforme marin. Dans ce décor quasi-gothique, le vieux docteur vit seul, retranché du monde, prenant dorénavant quelques précautions avant de répondre aux sollicitations des médias ; jusqu’à ce que, aussi, 18 ans après sa compagne, la mort le rattrape à l’hôpital Foch de Suresnes d’un accident vasculaire cérébral.

C’est son fils unique Rémy, qui, même s’il n’en partage plus les convictions, se charge de respecter les ultimes et farfelues volontés de son géniteur : être lui aussi un passager de cette ambulance gelée pour espérer fouler cœur battant les contrées des décennies futures. « Tout était prévu, explique-t-il au téléphone à l’agence Associated Press, lambulance est venue chercher mon père dans l’hôpital de Suresnes, où il est mort à l’âge de 80 ans, pour le conduire au château. Il m’avait laissé les piqûres et les produits nécessaires pour que je puisse lui injecter. » Mais si bienveillance et clémence furent de mise en 1984, l’administration montre cette fois-ci les crocs. Les cols blancs, aka le maire de Nueil-sur-Layon et le préfet du Maine-et-Loire Jacques Barthelemy, jugent ces nouvelles funérailles réfrigérées avec une méfiance orwellienne.

Intransigeants, ils veulent faire respecter la loi et obtenir de la justice qu’elle oblige le rejeton Martinot, ou au besoin les gendarmes, à inhumer les corps au plus vite et selon les textes en vigueur. Les deux ordres juridictionnels, judiciaire et administratif, sont saisis. Pour les aficionados du droit, l’affaire « aux confins du droit » est trépidante car remuant des questionnements presque métaphysiques. Le principe de libre disposition de son corps, reconnu aux vivants, s’étend-il aux morts ? L ‘espérance en une résurrection par la science constitue-t-elle une conviction au sens des stipulations de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme ?

Au tribunal de grande instance de Saumur en tous cas, on parle d’ « une situation illégale qu’il convient de faire cesser ». Rémy Martinot, lui, comme le rapporte L’Obs en 2002, est dépité : « Tout arrêter maintenant serait idiot. Je ne suis pas médecin, mais je pense que le pari de mon père vaut le coup d’être tenté ». Par piété filiale, il va secouer la machinerie judiciaire pour honorer ce qu’il estime être un droit fondamental. Référés civils, tribunal administratif, son avocat Alain Fouquet lutte bec et ongles contre l’obstination des autorités. À l’audience, il déclare : « Nous sommes devant un vide juridique, car même si la législation funéraire ne prévoit pas la congélation des corps, elle ne l’interdit pas non plus à partir du moment où il n’y a pas d’atteinte à l’ordre et à l’hygiène publics et que le respect dû aux morts n’est pas mis à mal » et regrette surtout que « les questions philosophiques que soulève cette affaire, et qui auraient sans doute mérité un large débat, soient traitées dans l’urgence ». Rien n’y fait.

L’on rappelle à Rémy Martinot que le Code des communes n’admet que l’inhumation, la crémation ou le don à la science. Même le Conseil d’État lui donne tort le 6 janvier 2006 et rejette l’ensemble des demandes de la progéniture du docteur, considérant que si le choix du mode de sépulture est « intimement lié à la vie privée et que par celui-ci une personne peut entendre manifester ses convictions », il peut cependant faire l’objet de restrictions, notamment dans l’intérêt de l’ordre et de la santé publique. La justice est inflexible. À la brigade de Viviers, on est prêts à intervenir, pour enterrer de force si besoin.

Les caprices de l’électricité

Rémy Martinot et son avocat ne s’avouent pas vaincus pour autant et comptent bien saisir la Cour européenne des droits de l’homme. Et alors que l’Alcor Life Extension Foundation et Cryonics Institute, deux organisations américaines pratiquant la cryogénisation en toute légalité, se proposent d’offrir l’asile pour plusieurs siècles aux deux dépouilles Martinot, stars franchouillardes de la cryogéniquo-sphère mondiale, les caprices de l’électricité en décident autrement. Un jour de février 2006, lors de travaux au château du Preuil destinés à rendre le caisson de congélation plus fiable, une tractopelle vient dézinguer un câble d’alimentation vital. « À la suite dun incident technique, la température était remontée aux alentours de – 20° C, probablement depuis plusieurs jours. Le système dalerte n’a pas fonctionné et jai dès lors considéré quil nétait plus raisonnable de continuer », explique Rémy au Courrier de l‘Ouest. L’expérience touche à sa fin. Ironie du sort : le docteur qui rêvait d’esquiver la mort en baignant dans le froid, finira dans les flammes, incinéré le 3 mars avec sa femme.

« Peut-être que lavenir montrera que mon père avait raison et quil était un pionnier », disait Rémy Martinot en guise d’épilogue à son combat judiciaire. Trop en avance sur son temps, le Raymond Martinot ? Quelques mois avant sa mort, hospitalisé à l ‘hôpital de Saumur, le docteur, alité, avait questionné l’infirmière à son chevet à propos de son défi scientifique personnel. L’air songeur, elle avait soulevé les bras au ciel et levé les yeux au plafond, avant de s’exclamer : « Il faut bien quil y en est un qui commence ! ».

Hugo Vincent