Puisque les nuages nous protègent naturellement des rayons du Soleil, des scientifiques ont décidé d’utiliser ces boucliers flottants pour réduire l’impact du réchauffement climatique. Avec une solution simple : bombarder les nuages d’eau salée afin de les éclaircir. Au risque de jouer avec les forces de la nature.
L’année 2023 a été la plus chaude jamais enregistrée sur Terre, et ces températures vont encore augmenter à l’avenir. Pour lutter contre le réchauffement climatique et ses effets dévastateurs sur la biodiversité, des scientifiques développent depuis quelques années un nouveau concept de géoingénierie : le marine cloud brightening ou éclaircissement des nuages marins. L’astuce ? Bombarder des quantités astronomiques d’eau salée en direction des nuages pour augmenter leur capacité de réflectivité de la lumière du Soleil.
L’idée est postulée par le physicien britannique John Latham dès le début des années 1990. En s’appuyant sur les calculs de l’effet Twomey – qui explique qu’un nuage composé d’une petite quantité de grandes gouttes d’eau réfléchit moins bien la lumière qu’un nuage composé de grandes quantités de petites gouttes d’eau – Latham imagine une flotte de mille voiliers autonomes sillonnant les océans et bombardant les nuages de ces minuscules gouttelettes. Avec ces nouvelles gouttelettes, les nuages laisseraient passer moins de lumière du Soleil et augmenteraient leur albédo – le pouvoir de réflexion lumineuse d’une surface – pour limiter in fine le réchauffement de la terre et des océans.
Un système de pulvérisation d’eau salée à très haute pression
Pour extravagante qu’est cette idée, celle-ci attire l’attention de Bill Gates. En 2006, le milliardaire décide de financer deux climatologues – David Keith et Ken Caldeira – pour initier une recherche sérieuse. Trois ans plus tard, les deux chercheurs obtiennent 300 000 dollars de Gates pour s’associer avec Armand Neukermans, un physicien de la Silicon Valley connu pour ses très nombreux brevets déposés. Avec une poignée de ses collègues qui acceptent de sortir de leur retraite, le petit groupe s’attribue le nom des Old Salts (les Vieux Sels) et développe au bout de quelques années un prototype original pour éclaircir les nuages : un système de pulvérisation d’eau salée à très haute pression générant suffisamment de force pour écraser des cristaux de sel en particules microscopiques.
Grâce à leurs progrès, Neukermans et ses collègues déménagent au Palo Alto Research Center et s’associent avec l’ONG SilverLining et l’université de Washington à Seattle. Avec ces nouveaux moyens alloués au projet désormais baptisé Marine Cloud Brightening (MCB) Program, une première version du canon à sel est assemblée en 2023 à San Francisco, en attendant de trouver une plateforme adéquate pour être testé en conditions réelles. Celle-ci est rapidement trouvée : un porte-avions déclassé dans la baie de San Francisco.
3 billiards de particules par seconde
L’USS Hornet CV-12 est un ancien navire de la Seconde Guerre mondiale, désormais utilisé comme musée de la Marine par l’Institution Smithsonian au large d’Alameda en Californie. Le 2 avril 2024, les scientifiques du MCB Program ont pu embarquer sur le porte-avions américain et effectuer le tout premier test d’éclaircissement des nuages aux États-Unis. Comparable à un gros canon à neige d’un mètre de diamètre, l’appareil doit projeter une quantité et une taille précises de particules d’eau salée pour fonctionner.
L’équipe de recherche de l’université de Washington prévoit plusieurs mois de test et d’analyse avant de pouvoir publier des résultats convaincants sur une éventuelle application à plus grande échelle. Avec un budget de 10 millions de dollars sur trois ans, dont 1 million simplement pour les tests sur le porte-avions, le MCB Program n’est cependant plus le seul à s’intéresser aux techniques d’éclaircissement. Depuis 2020, des scientifiques de l’université Southern Cross en Australie ont mis au point un canon similaire, testé cependant sur un bateau plus petit. Ces derniers cherchent notamment à évaluer l’utilité de cette technologie pour ralentir la dégradation des barrières de corail.
« Espérer ne jamais avoir à utiliser cette solution »
En Australie comme aux États-Unis, ces projets de géoingénierie suscitent autant l’intérêt des gouvernements que le scepticisme des défenseurs de l’environnement. Ces derniers soulignent notamment le caractère expérimental d’une telle technologie, dont les effets secondaires sur les courants océaniques, les températures, la pluie et la faune marine sont totalement inconnus et potentiellement néfastes. David Santillo, scientifique pour Greenpeace, souligne que les conséquences d’une modification des nuages à l’échelle planétaire « seraient difficiles à mesurer et à prédire mais pourraient bouleverser les cycles climatiques dans les océans et sur terre ». Sarah Doherty, experte en sciences atmosphériques et responsable du MCB Program à l’université de Washington reconnaît elle-même que ces effets doivent être étudiés et « espérer ne jamais avoir à utiliser cette solution ».
Malgré l’enthousiasme des scientifiques qui travaillent sur ces techniques d’éclaircissement des nuages, la prudence reste de mise sur les promesses d’une telle technologie. Pour Lynn Russell, climatologue à l’université de San Diego : « Abriter artificiellement la planète ne ferait rien pour lutter contre la cause principale du réchauffement climatique que sont les gaz à effet de serre produits par l’homme mais l’accélération de ses effets implique que nous devons trouver des plans B moins idéaux pour gagner du temps ». Même si s’attaquer aux propriétés des nuages ne remplacera pas les efforts de décarbonatation et de désacidification des océans, l’équipe du MCB Program assure que les données collectées grâce à l’ensemble de ces tests permettra a minima de mieux comprendre les effets de la pollution et des autres aérosols sur les nuages.