Des sols glacés de Mars au pergélisol d’Alaska, le récit de l’expédition périlleuse de la géologue Susan Conway

Susan Conway et Calvin Beck préparent le vol d'un drone lors de l'expédition du CNRS en Alaska en août 2023 - © Cyril FRESILLON / LPG / CNRS Images
Susan Conway et Calvin Beck préparent le vol d'un drone lors de l'expédition du CNRS en Alaska en août 2023 - © Cyril FRESILLON / LPG / CNRS Images

Utilisation de drones, descente de rapides en kayak et menace des ours… Après avoir découvert que Mars était recouverte de pergélisol, la chercheuse en géomorphologie planétaire du CNRS Susan Conway a mené une expédition en Alaska en août 2023 pour mieux comprendre les dangers posés par le réchauffement climatique sur cette roche éternellement gelée. Pour Telescope, elle raconte son périple. 

À la fin du mois d’août 2023, une petite équipe de chercheurs du CNRS crapahute dans les vallées touffues du sud de l’Alaska. Trois scientifiques, trois journalistes et deux guides sillonnent les flancs de montagne qui surplombent la rivière Matanuska à la recherche de petits monceaux de terre qui signaleraient la présence de pergélisol dans la roche. Menée par Susan Conway, l’équipe de chercheurs doit batailler avec la végétation dense pour progresser, à plus de quatre heures de la petite ville de Glacier View, à plus de 150 kilomètres au nord-est d’Anchorage, la plus grande ville de l’Etat. Conway et ses collègues n’auraient pourtant pas dû se retrouver en Alaska cet été. 

« On voulait aller au Groenland » raconte la chercheuse en géomorphologie planétaire. À partir de données de télédétection qui révèlent la présence de glissements de terrain potentiellement dus à la fonte du pergélisol, Susan Conway prépare une expédition sur l’île de glace. Lancé en 2019, le projet Permolards – contraction de pergélisol et molards, nom donné aux amas de roche et de terre qui résultent d’un glissement de terrain engendré par la fonte du pergélisol – est arrêté par la pandémie du Covid-19. Mais heureusement pour la chercheuse, des confrères lui disent avoir identifié ces mêmes molards en Alaska. « On a décidé de basculer le projet en Alaska car les délais d’organisation étaient beaucoup plus pratiques. Pour amener du matériel au Groenland il faut plus de trois mois d’anticipation alors que c’est moins de deux semaines pour les États-Unis ». Exit la banquise, direction le pays des grizzlys. 

Végétation agressive

Avec Calvin Beck, doctorant allemand à l’université de Caen et Costanza Morino, géologue italienne, Susan Conway et une équipe du CNRS Images embarquent pour l’Alaska à la mi-août 2023 pour aller étudier ces étranges tas de roche qui pourraient être causés par la fonte du pergélisol, elle-même causée par le réchauffement climatique.

« La représentation classique que l’on a de l’Alaska, la toundra et la banquise, tout cela se trouve plutôt au nord du pays. Au sud, les paysages ressemblent un peu aux Alpes. Mais la végétation y est beaucoup plus sauvage, voire agressive », se remémore Susan Conway. Aucun chemin n’existe pour atteindre les zones identifiées par télédétection et il n’est pas question de se frayer un chemin à la machette, ce serait se fatiguer en vain. L’équipe du CNRS doit faire appel à des guides locaux pour se déplacer et contourner les sous-bois trop denses, quitte à faire des trajets particulièrement sinueux. 

Clôture électrifiée anti-ours

Le matériel transporté jusqu’en Alaska est particulièrement lourd. En plus des habituels du bivouac, Susan Conway et ses collègues doivent transporter un lourd attirail technologique pour effectuer des mesures extrêmement précises. « Nous avions une station à GPS différentiel avec nous, afin d’être précis au centimètre et non plus au mètre ». Poids total : quinze kilos. À cela s’ajoute le transport d’un drone, d’un panneau solaire et des caméras, sans oublier les tentes, les sacs de couchage et la nourriture. Mais le plus étonnant dans les sacs à dos reste la bear fence : une clôture électrifiée démontable pour décourager tous les animaux sauvages de venir faire connaissance. 

Ours noirs, grizzlys ou même élans, la faune alaskane peut être dangereuse pour l’homme de jour comme de nuit. « Les risques de croiser un ours étaient faibles car ils ont plus peur de nous que l’inverse mais nous devions quand même être équipés. » Chaque membre de l’équipe est armé d’un spray anti-ours, une sorte de répulsif lacrymogène, en cas de rencontre imprévue au détour d’un buisson. « C’était très important de le garder à la ceinture en permanence car les rares accidents ont lieu lorsque les randonneurs les laissent dans leur sac ». Car en cas de problème, une seule solution à plus de 4 heures du hameau de Glacier View : appeler l’hélicoptère avec le téléphone satellitaire.

Kayakiste chevronnée

Moins impressionnants, les élans sont aussi un risque s’ils se sentent menacés. Mais à part quelques orignaux plutôt calmes, Susan Conway et son équipe ont la chance de ne pas croiser de bêtes sauvages. « La clôture sert aussi à protéger notre équipement et notre nourriture la nuit. Les animaux sont très sensibles à ces odeurs et il ne faut surtout pas que la station GPS bouge, sinon toutes les mesures sont à refaire ». 

Un dernier obstacle naturel se dresse sur leur chemin : les rapides de Matanuska. Pour accéder à certaines zones où la concentration de molards est importante, il faut absolument traverser la rivière. Si l’on peut la franchir à gué en 4×4 au début du printemps, la Matanuska est très haute au mois d’août, le lit gonflé par la fonte des glaces. Seule option : le kayak. Heureusement pour l’équipe du CNRS, Susan Conway est une kayakiste chevronnée. Avec les deux guides expérimentés, la géologue peut donc aider à transporter ses collègues et le matériel sur l’autre rive. « Ce n’était pas du tout dangereux pour moi mais j’avais quand même la responsabilité de ne rien faire tomber à l’eau, ni un humain ni l’équipement très cher. Les risques étaient faibles mais avec de l’eau à presque 0°C il faut rester prudent ».

Modélisation 3D du terrain

Une fois la topographie et la faune locale appréhendées, Susan Conway fait appel aux drones de Calvin Beck pour commencer à percer les mystères du pergélisol. Par séquences de vingt minutes, la durée moyenne de chacune des douze batteries de l’engin, le doctorant allemand survole l’Alaska pour prendre des dizaines de clichés des cônes de roche qui jonchent le flanc des montagnes. À partir de ces images – plus d’une journée de vol au total – et des précieuses données GPS que les ours n’ont pas pu entacher, Calvin Beck pourra réaliser une modélisation en 3D de ce terrain exceptionnel.

« Avant d’avoir les drones, on était obligé d’utiliser le GPS mais les données très précises ne couvraient qu’une toute petite zone. Pour couvrir de grands espaces, il fallait faire de la photogrammétrie aérienne ou satellitaire mais là, la résolution était beaucoup moins nette » explique Susan Conway. Avec le drone, les deux problèmes sont résolus. « La meilleure solution reste le LIDAR aéroporté mais c’est très cher. » 

L’équipe du CNRS a de la chance en cette fin du mois d’août 2023. Les habitants de Glacier View les avaient avertis, la météo peut être capricieuse et cruelle en Alaska. Mais pendant deux semaines, le soleil est de mise presque tous les jours, laissant le drone sillonner les airs sans risque. Aucune chute dans la rivière, aucun combat avec les ours et une quantité importante de données inédites pour documenter la fonte du pergélisol sur Terre : le bilan de l’expédition Permolards est un succès. 

Risques de tsunamis

De retour en France en septembre, les scientifiques s’attellent à l’analyse de toutes les mesures prises au drone, au GPS et à la main. En attendant la publication de l’article complet en fin d’année 2024 et celle de la thèse de Calvin Beck en septembre, Susan Conway émet quelques hypothèses. « Les molards sont sans doute la preuve que lorsque le pergélisol fond, la roche gelée se fragilise et ne peut plus tenir toute seule. Cette fonte cause des glissements de terrain qui peuvent notamment engendrer des tsunamis lorsque le pergélisol est à proximité d’un lac, comme c’est le cas en Alaska ». 

En liant leur recherche et les données de télédétection préalables, l’équipe du CNRS a pu observer une accélération du nombre de glissements de terrains liés à la fonte du pergélisol en Alaska. « Il y en a eu 10 entre 2010 et 2020, 5 entre 2000 et 2010, 5 entre 1990 et 2000 et avant ça, il faut remonter aux années 1950 pour en trouver ». Le coupable le plus probable ? Le réchauffement climatique.

Pergélisol invisible 

Les modélisations 3D du drone sont aussi très attendues par les scientifiques. « Elles devraient nous permettre de mieux comprendre comment se forme la glace dans la roche originelle. La difficulté lorsqu’on étudie le pergélisol est avant tout de le trouver : tant qu’il ne fond pas, on ne sait pas où il est. Il faut donc savoir où il est avant de pouvoir creuser et l’examiner ». Présent dans toutes les chaînes de montagne du monde, le pergélisol est crucial dans l’équilibre de nos écosystèmes bouleversés par le réchauffement climatique. 

En plus de mettre en lumière les conséquences désastreuses de l’activité humaine sur Terre, la fonte du pergélisol en Alaska pourrait permettre de percer un autre mystère qui taraude la communauté scientifique : pourquoi y a-t-il de l’eau sur Mars ? Avant de partir escalader les flancs escarpés d’Amérique du Nord, Susan Conway a notamment étudié la composition géologique de la planète rouge. « Mars est une planète de pergélisol » explique la chercheuse en géomorphologie planétaire. « On parle souvent de l’eau liquide trouvée sur Mars mais il y a surtout de l’eau glacée partout sur la planète. Les glaciers ne sont pas blancs simplement parce qu’ils sont recouverts de débris rouges. »

Lien entre le pergélisol terrestre et martien

Grâce notamment aux informations transmises par la sonde américaine Phoenix qui s’était posée sur Mars en 2008, on a trouvé de la glace sous la surface. « On a pu établir que le pergélisol y est en état de dégradation active. Mais contrairement à celui que nous avons sur Terre, la roche glacée martienne ne fond pas mais se sublime : elle passe directement de l’état solide à gazeux ». Les liens entre le pergélisol terrestre et martien sont encore troubles mais le projet Permolards du CNRS pourrait permettre de les éclaircir.

En mêlant une expédition sur le terrain – ce que l’on peut encore difficilement faire sur la planète rouge, à plus de 260 jours de fusée de la Terre – et les progrès en télédétection et en stéréophotogrammétrie (le nom technique donné à la modélisation 3D à partir de photos), Susan Conway souhaitait mobiliser une approche globale de ces enjeux scientifiques complexes. « L’approche globale prévaut en planétologie puisque les objets d’étude sont particulièrement difficiles d’accès mais rarement en géologie alors que c’est important d’avoir une vision large d’un phénomène comme la fonte du pergélisol ».

Islande, Alaska ou Groenland

Malgré les dangers de la nature alaskane et les intenses courbatures qu’avaient laissées les journées de randonnée au pays des grizzlys, la géologue espère repartir bientôt à la recherche de molards. Svalbard, Islande, Alaska ou Groenland, les destinations ne manquent pas pour la chercheuse du Laboratoire de Planétologie et Géosciences du CNRS. Avec une petite préférence pour une certaine banquise.