Après un échec commercial et le report de la sortie du prochain opus d’Assassin’s Creed, cette semaine, l’éditeur de jeux vidéo a été secoué par un mouvement de grève et une rumeur de rachat par le géant chinois Tencent. À tel point que selon Politico, Emmanuel Macron en personne observerait la situation de près. En interne, le personnel craint le pire.
Les crises s’accumulent chez Ubisoft. Après l’accident commercial du jeu Star Wars Outlaws, l’annonce du report de novembre prochain à février 2025 de la sortie d’Assassin’s Creed Shadow et la chute de 40% de son action en quelques mois, l’entreprise vit son deuxième mouvement de grève de l’année. L’hiver dernier, les équipes du développeur français de jeux vidéo s’étaient mobilisées pour exiger une hausse des salaires face à l’inflation. “Il y avait un nombre massif de grévistes mais la direction n’a absolument pas répondu. Il y a eu une proposition d’accord sur l’intéressement, mais c’était tellement indécent et ridicule qu’on a préféré ne rien recevoir du tout plutôt que ca”, rapporte Marc Rutschlé, game designer à Ubisoft Paris et délégué syndical Solidaires Informatique. Cette semaine, c’est la volonté de cette même direction d’imposer aux salariés trois jours en présentiel par semaine, là où ils pouvaient profiter depuis 2020 du 100% télétravail, qui agite l’entreprise. “On vit ça comme la perte d’un acquis”, poursuit le syndicaliste qui dénonce également un management difficile et un plan de réduction des coûts déjà amorcé qui pèsent sur le moral des salariés.
Des tentatives de rachat toujours repoussées
À toutes ces tempêtes s’ajoute la rumeur persistante d’un rachat de l’entreprise par le groupe chinois Tencent qui multiplie depuis un peu plus de 10 ans les acquisitions dans l’industrie du jeu vidéo. Ce n’est pourtant pas la première fois qu’Ubisoft suscite la convoitise. Déjà au milieu des années 2000, l’américain Electronic Arts avait tenté le coup. “Il y a eu une levée de bouclier des frères Guillemot (les fondateurs d’Ubisoft, ndlr) qui ont réussi à repousser la tentative. En 2015, Bolloré est ensuite arrivé en essayant de faire une offre hostile. Ubisoft n’a eu alors d’autre choix que d’ouvrir son capital à Tencent, ce qui a fait renoncer Bolloré à son offensive. Mais je ne suis pas sûr que Tencent soit un meilleur actionnaire pour Ubisoft”, analyse l’économiste du jeu vidéo Laurent Michaud. Si un rachat venait à être opéré, il pourrait y avoir de lourdes conséquences en termes d’emploi. “Aujourd’hui il y a presque 20 000 talents créatifs chez Ubisoft, il n’y aucun autre éditeur de sa dimension qui emploie autant de monde. Si Ubisoft est vendu, l’acquéreur risque de licencier massivement”, ajoute Laurent Michaud. L’entreprise se garde pour l’instant de tout commentaire sur la rumeur Tencent mais le sujet s’est tout de même invité sur la table du président de la République. Selon les propos d’un ex-conseiller de l’Élysée rapportés par le site d’information Politico, la situation d’Ubisoft serait “observée de près par Emmanuel Macron et par le ministère de la Culture”.
Une menace sur le soft-power français
Alors que la polémique enfle ces derniers jours avec la vente du Doliprane aux Américains, le parallèle est tentant. Mais comme pour le médicament préféré des Français, les pouvoirs publics ont beau garder un œil sur Ubisoft, selon Laurent Michaud, il n’y a probablement aucune chance qu’ils puissent empêcher un éventuel rachat ou obtenir de réelles garanties sur ses conditions : “Tout ce qu’ils peuvent faire aujourd’hui, c’est aider l’industrie du jeu vidéo par le crédit d’impôt. C’est un dispositif qui est tous les ans remis en cause par la Commission des finances qui veut faire des petites économies. Mais si jamais on venait à le réduire, on mettrait véritablement à mal l’industrie française de ce secteur.”
Derrière les enjeux économiques de la protection du secteur, se joue également une partie de l’influence culturelle de la France. En tant que première industrie culturelle mondiale, le jeu vidéo est passé loin devant la musique, le cinéma ou le livre. “L’enjeu est donc énorme sur le soft power. Il y a au moins trois milliards de joueurs dans le monde. Ça veut dire que quand vous faites passer des messages culturels ou politiques à travers les jeux, vous avez énormément de personnes qui peuvent le percevoir. Si on perdait Ubisoft ou un acteur de cette importance, on perdrait de notre capacité à diffuser notre culture, notre histoire et nos valeurs à l’échelle internationale”, estime Julian Alvarez, docteur en science de l’information et de la communication et spécialiste du jeu vidéo.
Lettre d’alerte
Preuve que les politiques prennent peu à peu conscience de l’importance de cette industrie, Denis Masséglia, député EPR vient d’écrire une lettre d’alerte au Premier ministre. “J’y explique qu’à mon sens il faudrait avoir un travail global sur l’accompagnement du secteur en France sur deux axes qui sont la souveraineté économique et la souveraineté culturelle du jeu vidéo”, souligne le parlementaire sans jamais nommer Ubisoft. Sera-t-il entendu ? En attendant, les salariés de l’éditeur français, un peu résignés et déjà occupés sur le front de la défense de leurs conditions de travail, observent de loin la rumeur de rachat qui enfle. “On ne sait pas trop ce que ça pourrait donner. Il parait que Tencent n’est pas le plus interventionniste des investisseurs. S’il y a rachat, il y aura probablement un plan de dégraissage. Mais actuellement on est déjà dans un plan de réduction des coûts qui est assez dur”, résume Marc Rutschlé. Un combat après l’autre.