Loin des imaginaires véhiculés par la science-fiction et récupérés par les gourous de la tech’, Arnaud Pagès, journaliste spécialisé dans l’innovation et les grandes transformations sociétales, dresse un panorama des défis que pose la conception des villes du futur dans son livre Villes de demain (Éditions Michel Lafon, 2022). Végétalisées, connectées et sobres dans le meilleur des cas. Privatisées, gentrifiées et thermiquement invivables dans le pire. La solution ? Remettre de l’humain et du collectif partout.
On a beaucoup parlé avec le Covid d’un exode rural. Pourtant, quatre ans après le premier confinement, les premières statistiques démontrent un attrait pour la vie rurale très relatif. Les grandes villes ont-elles toujours la côte ?
Arnaud Pagès : Le phénomène qui a été identifié par les sociologues, et sur lequel beaucoup d’études ont porté, c’est qu’il y a un besoin de nature en ville. Mais vivre en ville, entouré d’espaces végétalisés, et s’installer à la campagne, ce sont deux modes de vie qui n’ont rien à voir. Les grandes villes ont un fort pouvoir d’attraction, notamment parce qu’elles concentrent des bassins d’emplois, et trouver du travail en pleine campagne, c’est plus difficile. Le télétravail a certes participé à cet exode très relatif, mais le modèle a ses limites. La solution est plutôt de changer le modèle des villes tel qu’il est aujourd’hui.
Le principal problème des villes n’est-il pas d’abord la densité ?
Oui, évidemment. Il faut trouver des solutions à ce niveau-là mais sans étendre la ville, car on grignote sur la nature et son écosystème. Pour moi, le tassement du nombre de citadins serait préférable, mais les bassins d’emplois sont à Paris, Lyon, Marseille et Bordeaux. Peut-être que la ville de demain devra être pensée en connexion directe avec la campagne et pas en opposition avec elle comme aujourd’hui.
Les villes américaines, moins denses que les villes européennes, sont-elles touchées par les mêmes problèmes environnementaux ?
Il y a une augmentation de la population urbaine au niveau mondial et son étalement n’est pas forcément une solution. La pollution est engendrée par la façon dont on se déplace, se chauffe, s’éclaire et consomme. Ces questions de stress hydrique et de pénurie alimentaire vont toucher ces villes qui sont certes moins denses et plus étalées, mais dont les modes de vie posent les mêmes problèmes qu’ailleurs.
Il est plus facile de trouver des espaces à emménager dans ces villes pour faire de l’agriculture urbaine et des espaces verts.
Oui, en toute logique, mais le potentiel agricole des mégalopoles n’est pas du tout exploité. Tous les toits terrasses, friches, appartements inoccupés et parking délaissés permettraient de développer des cultures.
Ces villes végétalisées, décarbonées, connectées et sobres énergétiquement peuvent-elles accueillir toutes les populations et tous les niveaux de vie ?
Là, on met le doigt sur l’un des problèmes majeurs, celui de la gentrification des villes. Elle atteint des niveaux délirants à Paris, New York, Hong Kong ou dans d’autres grandes cités, où se concentrent les populations les plus riches dans des sortes de ghettos. Ce n’est pas un phénomène nouveau mais il n’a fait qu’augmenter. Dans l’idée de la ville de demain, il y a celle de rééquilibrer des territoires. À Paris intramuros, tous les services sont densifiés. En banlieue, on retrouve une première partie relativement bien desservie, et plus tu t’éloignes, moins il y a de service public. Il faut rééquilibrer tout ça, avec davantage de justice sociale. C’est le modèle de la ville du quart d’heure développé par l’urbaniste Carlos Moreno, une ville polycentrique qui permet de développer de l’activité économique et de redonner de l’intérêt à des zones qui n’en avaient pas, d’équilibrer les populations et de faire baisser les prix de l’immobilier.
« La priorité actuelle n’est pas de faire sortir de nouvelles villes au milieu du désert. L’Arabie saoudite devrait s’intéresser aux problèmes qui existent déjà dans ses villes. »
Une ville interroge beaucoup en Arabie saoudite. Il s’agit de The Line, dont les travaux en plein désert ont commencé. Étendue sur 170 km, elle promet d’être ultramoderne et de garantir la préservation de 95 % des zones naturelles. On est dans le fantasme ou la réalité, selon vous ?
On est dans la science-fiction pure et dure. On crée une ville enchâssée entre deux grands murs en partant de rien, en agrégeant tout ce qui a été mis au point en termes de technologies. Il y a un côté très carcéral. Techniquement on est capable de construire une telle ville. Mais est-ce que c’est une bonne idée ? J’en suis beaucoup moins sûr. On n’a aucune preuve de la faisabilité des promesses faites sur ce projet, à savoir un mode de vie urbain avec moins d’émission carbone. L’Arabie saoudite a un gros souci : la fin du pétrole. Ils cherchent des alternatives économiques. Le projet est pensé comme une grosse machine à cash pour faire venir des touristes du monde entier. La priorité actuelle n’est pas de faire sortir de nouvelles villes au milieu du désert, mais de transformer les villes existantes pour s’adapter au changement climatique. On est quatre milliards de personnes à vivre en ville, il faut trouver des solutions rapidement. Est-ce qu’il y a une volonté sincère de réinventer le modèle urbain ? J’en doute. L’Arabie saoudite devrait s’intéresser aux problèmes qui existent déjà dans ses villes.
Vous abordez dans votre livre le thème de la mobilité en faisant un focus sur l’espace aérien. Des véhicules volants qui se déplacent en centre-ville comme dans Le Cinquième élément, c’est une probabilité pour demain ?
C’est plus qu’une probabilité puisque cela va être testé à Paris en 2024 à l’occasion des Jeux Olympiques. On sait bien que l’un des problèmes majeurs de la ville est l’automobile. D’une part, parce qu’elle pollue, consomme énormément d’espace public. D’autre part, il s’agit d’une source de mal-être et de stress absolument incroyable. Chaque Parisien qui se déplace au quotidien avec sa voiture pour aller travailler passe 140 heures par an dans les bouchons, soit plus de cinq jours. Donc il faut trouver des solutions. Un grand nombre de nouvelles formes de mobilités, notamment aériennes, se développent. Ce ne sont pas des taxis conduits par des gens, mais des drones de transport électriques. Airbus a le plus d’avance dans ce domaine, car ce sont les compagnies aériennes qui travaillent sur le pilotage automatique. Développer ces voies de circulation dans les airs allègera la circulation au sol. Cela se fera dans des petites proportions, au début en tout cas, donc il est clair que cela ne remplacera pas le mode de transport terrestre. Il faudra s’appuyer sur d’autres leviers pour vraiment transformer la mobilité.
« Alain Damasio parle du Louvre LVMH, on n’en est pas loin. »
Votre livre se termine par une vision dystopique de la ville de demain déclinée en trois scénarios. Quels sont-ils ?
Le premier scénario est le dérèglement climatique. Si on ne parvient pas à transformer le modèle actuel, on va se retrouver face à des pénuries alimentaires, du stress hydrique, des îlots de chaleur et une montée des océans avec des villes côtières submergées.
Depuis 2020, on s’est rendu compte que les GAFAM exploitent de façon totalement abusive les données. Il y a donc un deuxième scénario où la donnée est devenue omniprésente et où les citoyens n’arrivent pas à se la réapproprier, à la contrôler, et où une tyrannie s’installe. Dans cette logique de smart city, tout passe par la donnée. Il existe des dérives comme le crédit social en Chine, où l’on sait tout des gens, quand ils ont grillé un feu rouge, payé leurs impôts en retard… Cette forme d’ultra transparence peut aboutir à une tyrannie des datas. La disparition de la vie privée, c’est un enfer. Edward Snowden a dit qu’« un enfant né aujourd’hui ne grandira sans aucune conception de la vie privée ». Il n’y a plus de rideau comme avant, quand on sortait de l’espace public.
Le dernier scénario est celui de la privatisation de la ville. Quand j’étais plus jeune, Paris Bercy s’appelait le POPB, il est devenu l’Accor Arena. Alain Damasio travaille beaucoup sur ce genre de sujet. Les grandes villes sont très endettées – Détroit a fait faillite, par exemple – et leur réflexe est de se tourner vers le secteur privé pour vendre des ponts, des monuments, toutes sortes d’infrastructures, des équipements. Le risque est que la ville devienne un espace dévoué aux entreprises dans une version ultracapitaliste. Alain Damasio parle du Louvre LVMH, on n’en est pas loin.