Contrôler son bras bionique par la pensée n’est plus une chimère. Mais alors qu’aux États-Unis, les prothèses dites TMR sont utilisées massivement depuis 2009, en France, ils ne sont que trois patients à avoir été opérés. À Nantes, une poignée de spécialistes tente de rattraper ce retard.
« Quand je fais tourner mon poignet à 360 degrés, j’ai l’impression d’avoir de supers pouvoirs. » Même si elle en est un peu revenue, ces dernières années, Priscille Déborah aimait se faire surnommer « Super Jaimie ». Première femme bionique de France depuis 2018, au plus fort de sa médiatisation il lui arrivait même de jouer l’aspect « futuriste science-fiction » à fond en portant des robes métallisées assorties à sa prothèse de bras. Équipée d’un coude électrique et d’un genou dont l’articulation se plie au gré du relief du sol, Priscille était bien décidée à faire parler d’elle. Sur les plateaux télé, elle arborait fièrement ses prothèses noires dont celle du bras était une véritable prouesse technologique. Tout pour « changer le regard des gens sur le handicap et montrer que les technologies évoluent », indique-t-elle. Son plan de communication a porté ses fruits.
Partout sur Internet, son nom est associé à la technologie bionique française. Sur des petits clips de quelques minutes, l’artiste peintre âgée de 48 ans s’adonne à la pratique de son art avec une prothèse de main non articulée, ou, plus récemment, se met en scène avec sa main articulée exécutant toutes sortes de manipulations. Disposant d’une incroyable dextérité, elle parvient même à saisir des pièces de 5 centimes pour les mettre dans un petit récipient sous l’œil admiratif de son ergothérapeute qui félicite chaleureusement ses progrès.
Depuis cinq ans, Priscille Déborah est en effet devenue l’ambassadrice française du handicap mais plus encore de la prothèse TMR (Targeted Muscle Reinnervation, en français Réinnervation musculaire ciblée). Un rôle qu’elle a endossé au terme d’un douloureux parcours mêlé de résilience, de courage et de force. À la fin des années 2000, submergée par le rythme effréné de la vie professionnelle parisienne, elle sombre en dépression et tente de mettre fin à ses jours en se jetant sous les rames d’un métro. Elle survit miraculeusement mais y laisse ses deux jambes et son bras droit. Des années sombres de son existence dont découle une lutte aussi bien physique que psychologique. Mais Priscille refait surface.
Elle rédige d’ailleurs deux livres sur sa nouvelle vie qui sortent simultanément en 2015. En parallèle, elle se familiarise avec son nouveau corps. Elle apprend à manier et à commander ses prothèses de jambes et de bras dites myoélectriques, technologie très répandue en France. Il s’agit d’appareillages dont l’activation des muscles génère une énergie électrique permettant de réaliser des petits mouvements, par exemple une préhension. Mais malgré sa bonne volonté, Priscille s’épuise et son bras gauche, sans cesse obligé de compenser, lui fait de plus en plus mal.
Toute première française
Un soir, elle tombe sur un reportage France 5 montrant ce qui se fait en Allemagne et en Autriche en matière de prothèse TMR des membres supérieurs et découvre des solutions dignes d’un film de science-fiction. Le prothésiste Silvio Bagnarosa et le chirurgien de la main, Edward de Keating Hart, sont aussi devant leurs postes de télévision. Le sujet est incroyable, le résultat époustouflant. En coupant leur télé, ces trois spectateurs se mettent à caresser un rêve : rendre cet exploit possible en France. Silvio suit Priscilla Deborah depuis des années. Au courant de ce que traverse sa patiente, il prend conscience de l’urgence d’importer cette technologie sur notre territoire. « Silvio m’avait parlé de la TMR, donc je lui avais dit que s’il faisait ça ici, j’aimerais être la première patiente à tester », se souvient Priscille Deborah. Il en parle au docteur de Keating Hart, féru de nouvelle technologie.
Il faudra entre trois et cinq longues années pour monter une équipe pluridisciplinaire et orchestrer ce projet colossal. « Je savais que ça serait long à organiser parce que ça comprendrait un chirurgien, le médecin de rééducation, le kiné, l’appareilleur, et l’ergothérapeute », précise Silvio Bagnarosa. Lui, Edward de Keating Hart, Jérôme Pierrat, chirurgien de la main à Coquelles, et Claire Bonamici-Jamet, ergothérapeute à La Tourmaline, décident d’aller se former en Autriche, berceau des meilleurs spécialistes de la TMR. Le prothésiste apprend comment bien disposer les électrodes sur leurs muscles. Les chirurgiens Jérôme Pierriart et Edward Hart Keating se forment à la recherche et à la stimulation de nerfs, de sorte que le cerveau des patients puisse récréer des aires motrices laissées à l’abandon par les amputations. De retour, ils sont tous fins prêts à opérer Priscille Deborah.
L’artiste attend ce moment depuis des années pour regagner en autonomie, s’occuper de ses deux filles et peindre à nouveau comme elle le souhaiterait. Le 21 novembre 2018, elle passe sur la table d’opération à la clinique Jules Verne, située en agglomération nantaise. Elle devient la toute première française à subir une réinnervation musculaire ciblée en vue d’un appareillage de coude électrique. L’opération dure quatre heures et chaque détail est scrupuleusement observé et filmé. Au sortir de cette intervention, l’équipe pluridisciplinaire est satisfaite du résultat. La cicatrisation et la récupération sont longues. « Nous sommes allés chercher des nerfs et nous les avons réveillés les uns après les autres, donc c’est forcément assez douloureux », explique le docteur de Keating Hart. Au bout de six à huit mois, Priscille Deborah commence la rééducation avec l’ergothérapeute, le kinésithérapeute mais également avec son prothésiste Silvio Bagnarosa. « Pendant deux ans, elle est venue une semaine par mois pour des essais, des ajustements, il fallait qu’on soit hyper précis, notamment sur l’emboiture pour éviter qu’elle ait des douleurs et n’ait plus ait envie de porter sa prothèse », explique-t-il.
Cinq ans plus tard, les douleurs liées à l’opération et l’apprentissage de l’utilisation de la prothèse TMR ne sont plus qu’un souvenir. Priscille porte sa prothèse près de douze heures par jour et ce quotidiennement. Elle fait du sport, peint à nouveau beaucoup, organise des expositions, et elle a même sorti un troisième livre. Intitulé Une vie à inventer : L’incroyable leçon de vie de la première Française bionique, il relate sa renaissance après son appareillage.
Depuis son opération, seulement deux autres patients ont bénéficié de la même intervention. Contrairement à Priscille, leurs premières motivations étaient ce qu’on appelle les douleurs des membres fantômes. Selon les chiffres donnés dans un article du Figaro Santé, 90 % des personnes amputées ressentent en effet le membre absent. Pour 80 % d’entre elles, cette sensation se caractérise par de réelles douleurs neurologiques liées au membre perdu. « Le patient numéro 2 ressentait en permanence des douleurs électriques. Nous l’avons donc opéré pour permettre aux nerfs de recréer des connexions et faire diminuer la douleur », explique Edward de Keating Hart.
En 2021, ce patient a subi une opération TMR sans appareillage, « vu qu’il avait des brûlures des muscles, on savait qu’on n’aurait pas de bons résultats, admet le chirurgien. Mais il semblerait qu’il soit en train de récupérer un signal ». À force de rééducation, le patient numéro 2 pourra sans doute, un jour, prétendre à un appareillage bionique TMR du membre supérieur.
Stimulations et autogreffes de nerfs
Nicolas Kraszewski, 43 ans, est le patient numéro 3. Lui a subi une amputation d’une jambe et d’un bras à la suite d’un terrible accident de moto survenu en 2008. Quelques jours avant son opération, entre deux blagues, devant un parterre de journalistes, il se fige et son visage se tord. « Vous m’avez vu tourner la tête et souffler. J’ai eu une douleur fantôme, c’était comme si quelqu’un me mettait un coup de marteau sur le petit doigt », explique-t-il, une fois la sensation atténuée. S’il s’est fait opérer le 20 mars 2023, c’est aussi pour faire disparaître cette souffrance, mais également pour recevoir un appareillage bionique TMR du bras entier.
Une autre première en France. Vivant seul et aimant le bricolage et la mécanique, Nicolas ne pouvait plus se satisfaire de sa prothèse myoélectrique munie uniquement de deux électrodes. Elle ne lui offrait que peu de mobilité du bras. Il attendait avec impatience de disposer de quatre électrodes supplémentaires. De quoi lui changer la vie. « La prothèse équipée du coude intelligent permettra à Nicolas de pouvoir plier et déplier son bras à l’envi », précise Edward de Keating Hart. Avant de réaliser ces mouvements, Nicolas est passé entre les mains de trois chirurgiens. Une intervention sensiblement similaire aux deux précédentes. Les médecins disposaient, cette fois, de davantage d’îlots musculaires pour offrir un meilleur fonctionnement de la prothèse que lorsqu’il s’agit d’amputation comme celle de Priscille.
Cette opération présentait néanmoins quelques difficultés : « réussir à bien individualiser ses nerfs au niveau de l’épaule et s’assurer qu’il s’agisse de nerfs du même calibre pour réaliser les greffes nerveuses », explique Edward de Keating Hart. C’est d’ailleurs pour cela que l’intervention a duré huit heures. Une journée au cours de laquelle Edward de Keating Hart, Jérôme Pierrat et Gunther Fellmerer, un troisième confrère plasticien allemand, ont réalisé de concert des stimulations et autogreffes de nerfs. Ils les ont branchés sur les muscles pour restaurer un schéma moteur naturel en réactivant les nerfs de son coude, de son avant-bras et de la main, inactifs depuis l’amputation. En d’autres termes, ils ont démis certains muscles ou unités de muscles de leurs fonctions initiales pour qu’ils servent d’interface avec les électrodes. « Quand Nicolas dira, j’ouvre la main, le nerf s’activera normalement par la pensée », se félicite le chirurgien.
À ses mots qui sonnent comme une formule magique, Nicolas esquisse un large sourire. Après des années de souffrance physique comme psychologique, il trépigne d’être si près du but. « Je suis content d’être là et je ne lâcherai pas l’affaire. Et si le docteur de Keating Hart a d’autres propositions à faire, le jour où la TMR arrive en France pour la jambe, je serai son premier candidat », conclut-il. Contacté le lendemain de son intervention, la douleur semblait avoir quelque peu dissipé son enthousiasme. Pour son chirurgien néanmoins, l’avenir s’annonçait prometteur. « Comme Priscille, il va avoir besoin de six à huit mois de récupération, mais l’opération s’est très bien passée et il devrait obtenir les résultats escomptés. » Un nouveau départ qui n’aurait pas pu être possible si Nicolas n’était pas tombé par hasard sur une vidéo de Priscille suggérée par un réseau social.
Jusqu’à 250 000 euros pour une prothèse
Contrairement à nos voisins européens comme l’Allemagne, l’Autriche ou encore les États-Unis qui pratiquent l’équivalent de 3 000 opérations TMR par an, la France n’en comptabilise, pour l’heure, que trois. Pourquoi une telle différence ? « On est un peu à la traîne mais ça vient doucement », lance Silvio Bagnarosa avec optimisme. En interrogeant différents spécialistes du secteur, les raisons de ce retard semblent multiples. La première et pas des moindres tient au nombre d’habitants en France, nettement inférieur à celui des États-Unis (environ 68 millions contre 339,1 millions). Idem pour le nombre de personnes amputées. Elles seraient 2,1 millions au pays de l’oncle Sam contre 40 000 environ sur notre territoire.
Vient ensuite une culture différente de la chirurgie entre les deux pays. Outre-Atlantique où les blessés de guerre sont légion, ces interventions ont débuté en 2009. « Chez eux, c’est rentré dans l’éducation des chirurgiens, contrairement à la France. On est un pays encore assez frileux à l’acte chirurgical », regrette Silvio Bagnarosa. Le principe de précaution aussi. Les chirurgiens français préfèreraient attendre de disposer de suffisamment de recul pour s’assurer que les techniques aient fait leurs preuves avant de les soumettre à leurs patients. C’est notamment le cas pour la pose d’électrodes. En France, elle se fait uniquement en transcutanée alors qu’aux États-Unis il arrive que les électrodes soient directement implantées dans le corps du patient. « Cela présente certains intérêts, mais il arrive qu’il faille réopérer pour changer les électrodes quand elles ne fonctionnent plus, admet Edward de Keating Hart, et aucun de nos patients n’a souhaité expérimenter ce genre de chirurgie jugée parfois trop invasive. »
Pour lui, le faible développement des opérations et appareillages TMR en France découle d’une mauvaise prise en charge du handicap qui demeure le champ souvent délaissé de la médecine. Un énième obstacle de taille revient, enfin, dans toutes les bouches : le coût d’un appareillage. Un coude articulé coûterait en effet 90 000 euros et une prothèse entière entre 150 000 et 250 000 euros. Des sommes que les Français mettent plus de temps à réunir quand ils y parviennent, là où aux États-Unis, les assurances, la solidarité et les collectes de fonds peuvent couvrir ces frais. Sous nos latitudes, même si la reconnaissance du bénéfice médical de la TMR est admise par la Sécurité sociale, la prise en charge demeure faible. « Ma prothèse a coûté 160 000 euros et 30 000 ont été remboursés par la Sécurité sociale », se souvient Priscille Déborah.
Les patients qui souhaitent s’appareiller auprès des fournisseurs reconnus mondialement comme OttoBock doivent donc user d’ingéniosité. Priscille Déborah, en tant que première appareillée TMR de France, a pu faire appel à des sponsors, du mécénat et du crowdfunding. Mais tout le monde ne peut pas en faire autant.
Face à cet obstacle, Nicolas Huchet, amputé de la main droite, a décidé de fabriquer lui-même sa prothèse. Il est donc allé toquer à la porte du FabLab de Rennes. Il a créé my HumanKit grâce à 200 000 euros d’aide de Google dédiée à l’innovation et il a lancé le réseau HumanLab. Des laboratoires répartis dans une dizaine de villes de France, mais aussi en Afrique et en Inde où les personnes atteintes de handicap peuvent concevoir des objets pour améliorer leur quotidien. Ces usagers débrouillards disposent de matériaux, d’imprimantes 3D, de découpeuses laser, de stations à souder et autres kits d’électroniques libres. Avec ces outils ils peuvent façonner des ustensiles, des petits véhicules, voire même des prothèses bioniques myoélectriques. Monté en 2017, my HumanKit a permis à des centaines de créations de voir le jour sur différents points du globe.
Nicolas Kraszewski, déçu lui aussi par le rapport qualité-prix de ses prothèses, a passé un BTS d’ingénieur pour maîtriser le dessin 3D et l’utilisation des imprimantes 3D. Au fil de sa formation, il a découvert le travail de Nicolas Huchet, « pionnier en France de la prothèse électrique low cost qui, pour moins de 300 € a réussi à créer une main équivalente à des modèles qui coûtent les yeux de la tête ». Inspiré, Nicolas Kraszewski a décidé de se lancer dans un projet similaire. « Il m’arrive souvent de bidouiller mes prothèses de jambe ou de bras et j’aimerais que ceux qui en ont les moyens physiques et intellectuels puissent faire de même ».
Ces appareils nécessiteraient souvent des consolidations. Et pour cause, « Plus c’est petit et sollicité, plus ça devient fragile », reconnaît Silvio Bagnarosa. Outre leur acquisition, les réparations des prothèses ont un coût aussi : plusieurs milliers d’euros pour un coude électrique. D’ici la démocratisation de la technologie TMR et la meilleure prise en charge de la Sécu en France, les solutions « DIY » des Nicolas devraient faire des émules.
Louise Audibert