Projet ITER : le rêve d’un soleil artificiel est-il en train de s’éteindre ?

Photo projet ITER, à Cadarache (Vaucluse).
Photo projet ITER, à Cadarache (Vaucluse).

Telescope a enquêté sur la grandeur et les déboires du projet scientifique le plus fou de ce siècle, la fusion nucléaire. Un futur glorieux qui exploiterait encore mieux la puissance du nucléaire sans pour autant mettre en péril l’avenir de la Terre est-il possible ? À Cadarache, près d’Aix-en-Provence, ils sont des milliers de physiciens, chimistes et ingénieurs venus des quatre coins de la planète à y croire. Pourtant, lancé depuis plus de quinze ans par une coordination internationale, le projet ITER cumule les déboires et explose tous les budgets, si bien que l’on s’interroge jusqu’aux plus hautes sphères scientifiques. Le 16 mai dernier, un nouveau record atteint de 50 millions de degrés Celsius, maintenu pendant six minutes, permettra-t-il de raviver la flamme ?

Dans un décor à la Pagnol, où les pinèdes arides côtoient les rives luxuriantes de la Durance, on emprunte une route de terre sur quelques centaines de mètres avant de voir surgir un complexe industriel qui dépasse l’entendement. Le plus grand chantier d’Europe, avec d’immenses hangars, d’interminables façades d’acier poli qui réfléchissent le soleil et des milliers de petites fourmis parmi les plus grands cerveaux scientifiques du monde. Le gigantisme des lieux fascine autant qu’il donne le tournis. On pourrait croire qu’une pyramide s’apprête à sortir de terre ou qu’on pose les fondations d’une cathédrale colossale édifiée en l’honneur d’un nouveau Dieu. Et on ne s’y tromperait peut-être pas tant que ça. « Chaque matin, quand je franchis la porte de ce site, je suis pénétré du sentiment que c’est un miracle et je ne me lasse pas de m’émerveiller », clame fièrement Robert Arnoux, un ancien journaliste spécialisé dans le nucléaire qui a rejoint cette mystérieuse aventure il y a quinze ans en tant que responsable de la communication.

Il existe une forme de croyance divine dans la folle quête de la fusion nucléaire, le rêve fou de maîtriser les éléments qui forgent l’Univers. Depuis que la science a levé la tête vers le ciel, une obsession la ronge : reproduire de manière artificielle le déchaînement de puissance qui se déploie là-haut. Il y a soixante ans, une telle ambition s’inscrivait dans une démarche de recherche fondamentale menée dans des laboratoires secrets par des savants fous, considérés comme des illuminés. Mais aujourd’hui plus que jamais, le rêve côtoie la réalité. Derrière les murs épais du site de Cadarache, on bâtit pièce par pièce une machine gigantesque qui reproduira certains des principes physiques à l’œuvre dans les étoiles, une structure expérimentale conçue pour démontrer la faisabilité scientifique et technique de l’énergie de fusion. Son nom : le projet ITER.

Reagan et Gorbatchev

Pour comprendre les enjeux d’une telle utopie, il faut remonter aux dernières lueurs de la guerre froide, au mois de novembre 1985, lors d’un sommet réunissant les superpuissances soviétiques et américaines à Genève. Confrontés à un réchauffement inattendu du conflit, Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev veulent envoyer un signal fort pour montrer que les deux nations aspirent à une paix durable. Alors, en plus de réaffirmer l’impasse dramatique que représenterait une guerre nucléaire, ils décident d’un engagement commun : une collaboration technologique et scientifique entre les pays du monde entier, avec pour objectif de maîtriser enfin la fusion nucléaire et de mettre au point un procédé capable de générer une source d’énergie virtuellement inépuisable pour le bénéfice de l’ensemble de l’humanité. La première pierre d’un projet titanesque venait d’être posée. Deux ans plus tard, il recevrait un nom, décliné en deux langues : ITER, acronyme de l’anglais « réacteur thermonucléaire international expérimental » ou plus simplement, en latin, « le chemin ».

Étant donné les enjeux technologiques, géopolitiques et le difficile équilibre d’une coordination internationale sans précédent, le chemin est au départ incroyablement fastidieux. Entre la déclaration de Reagan-Gorbatchev et la ratification de l’accord ITER à l’Élysée en 2006, il se passe vingt ans. Vingt ans durant lesquels la coalition se forme, se déforme, s’agrandit, avant de finalement trouver sa forme finale. Aujourd’hui, le projet ITER compte 35 membres – la Russie, les États-Unis, les 28 pays d’EURATOM (la Communauté européenne de l’énergie atomique composée des pays de l’Union européenne et de la Suisse) réunis sous une même voix, la Chine, la Corée du Sud, l’Inde et le Japon – et a conclu des accords avec des pays non membres mais gros pourvoyeurs en matières premières comme l’Australie, le Canada et le Kazakhstan.

Dépasser les conflits

Beaucoup trouvent quelque chose de magique dans la constitution d’ITER, à savoir cette idée que la fusion nucléaire ne peut être réalisée par un pays seul, qu’on ne parviendra à mener à bien ce projet qui dépasse l’entendement que grâce à une collaboration sans faille entre les plus grandes puissances du monde, lesquelles partageront toutes le brevet final de leur invention commune. « C’est la plus grande entreprise scientifique de l’ère moderne, assure Fabrice Louche, physicien spécialiste des plasmas et de la fusion et chercheur à l’École royale militaire de Bruxelles. Aucun programme, pas même la Station spatiale internationale, n’associe autant de nations. » Preuve ultime de la solidité à toute épreuve de cette coalition, le maintien d’une alliance active entre la Russie et ITER, malgré la guerre en Ukraine. ITER dépasse les conflits diplomatiques, géopolitiques et militaires : ce qui est en jeu ici, c’est l’avenir de l’humanité tout entière, ce qui doit être résolu, c’est le plus grand défi technologique de tous les temps.

En quoi consiste concrètement la fusion ? « En un sens, la fusion nucléaire est le contraire de la fission à l’œuvre dans les centrales traditionnelles. Plutôt que de casser des noyaux atomiques, il s’agit de les faire se mélanger », explique Fabrice Louche. Pour cela, les chercheurs utilisent du deutérium, appelé aussi hydrogène lourd, et du tritium, de l’hydrogène ultralourd. Le neutron, né de cette fusion, est le miraculeux pourvoyeur d’énergie. Il est absorbé par les parois du réacteur auxquelles il transmet son énergie sous forme de chaleur. Cette chaleur est ensuite évacuée par des conduits de refroidissement sous la forme d’une vapeur bouillante, qui sera transformée par un générateur en électricité. Sur le papier, ça paraît simple, mais les forces à l’œuvre sont titanesques. Car le problème est que, pour fusionner, les noyaux atomiques ont besoin d’une température extrême, ils prennent la forme d’un plasma. On parle ici de 150 millions de degrés Celsius, une chaleur difficile à imaginer. Aucun matériau au monde n’est capable de résister à une telle température.

-270 degrés Celsius

Alors, les scientifiques ont eu l’idée de générer un champ magnétique assez puissant pour confiner et modeler le plasma ultra brûlant afin d’éviter tout contact avec l’enveloppe du réacteur. De gigantesques aimants sont donc placés à l’extérieur de la chambre à plasma. Mais pour fonctionner, ils ont besoin d’être considérablement refroidis. Et là aussi, on s’envole pour les extrêmes, puisque les aimants opèrent à -270 degrés Celsius, soit la température la plus basse de l’Univers : « Une chambre à plasma dix fois plus chaude que le cœur du soleil, des méga-aimants plus froids que la face cachée de la Lune. Voilà qui donne une idée de l’ampleur du défi », s’amuse le physicien belge.

Ce dispositif de chambre de confinement magnétique s’appelle le tokamak. ITER est loin d’être la première installation de ce type. Depuis son invention en URSS en 1968, près de 200 tokamaks ont été construits partout dans le monde. Aujourd’hui, seuls quelques sites comme le EAST en Chine, Le JET au Royaume-Uni ou le KSTAR en Corée du Sud demeurent en activité. Mais développés par des pays membres d’ITER, ils sont désormais des laboratoires au service d’un projet d’une tout autre ampleur. Car ce qui différencie ITER de toutes les machines construites jusque-là, c’est sa taille gigantesque. Avec un volume de plasma de 830 mètres cubes contre 100 pour ses prédécesseurs, un poids total de 23 000 tonnes équivalant à deux fois le poids de la tour Eiffel et une hauteur de 73 mètres de haut qui dépasse aisément celle de l’Arc de Triomphe, le tokamak d’ITER est un incomparable monstre de métal.

Plasma, watt et fusion

Si la machine qu’il faut bâtir à Cadarache est aussi imposante, c’est parce qu’elle sert d’expérience ultime, de dernière entreprise scientifique avant le grand saut industriel. « Les autres tokamaks inventés jusque-là cherchaient à poser les bases de la recherche sur la fusion et pouvaient donc se contenter de l’étudier à plus petite échelle, rappelle Fabrice Louche. Mais le projet ITER, lui, cherche à montrer que l’humanité l’a enfin domestiqué, il doit produire du plasma pendant suffisamment de temps pour prouver qu’on peut construire des centrales de fusion capables de produire sans risques des quantités faramineuses d’énergie. » Le tokamak d’ITER ne produira jamais un seul watt d’électricité. Il est là seulement pour contrôler la bonne marche de toute la chaîne de réaction qui précède la transformation énergétique. Mais pour cela, il doit être à taille réelle, s’approcher au maximum de l’architecture des futures centrales de fusion.

En plus de l’incroyable défi technologique, ITER est donc un périlleux parcours du combattant industriel. Les ingénieurs sont face à un mécano géant, un casse-tête de tous les jours qui consiste à assembler des pièces monumentales avec une précision inférieure au millimètre, sous peine de mettre en péril l’intégrité de l’ensemble de la structure. La moindre erreur est fatale. Et ce qui devait arriver arriva à la fin de l’année 2022, avec un faux pas qui a fait grand bruit et qui coûte très cher. La chambre du tokamak, cette espèce de donut géant où va se créer la fusion, est composée de neuf secteurs de 40 degrés qui mesurent chacun 17 mètres de haut et pèsent 440 tonnes. Dans le process de fabrication, quatre secteurs ont été confiés à la Corée du Sud et cinq à l’Europe. En novembre dernier, le premier secteur achevé par la Corée a été acheminé par bateau jusqu’au port de Fos-sur-Mer puis transporté sur une barge spécialement construite sur l’étang de Berre, avant d’être convoyé sur une route fortifiée de 104 kilomètres de long à bord d’un camion géant doté de 352 roues.

Camouflet

Une fois arrivé sur site, il a ensuite été installé par un treuil géant sur le futur site d’assemblage du tokamak pour qu’on lui accouple des bobines de 300 tonnes et un gigantesque écran thermique, portant l’édifice à un total de 1 300 tonnes, soit le poids de quatre Airbus A380… Avant que l’on se rende compte qu’un défaut de fabrication nécessite une intervention sur les pièces mais que, pour cela, il faut tout désinstaller et repartir de zéro. Le camouflet est grandiose. Une déconvenue qui coûte beaucoup d’argent et surtout beaucoup de temps. Combien ? Environ cinq ans et un terrible coup d’arrêt pour le processus d’assemblage initié en grande pompe en 2020, après un discours d’Emmanuel Macron qui promettait, visionnaire : « un parcours semé d’embûches ».

Pourquoi ne pas avoir vérifié le secteur à sa sortie d’usine en Corée ? Pourquoi ne pas avoir vérifié le secteur avant de le monter ? « Le projet a été pensé par des scientifiques et, par certains aspects, je crois qu’on n’a pas véritablement pris la mesure du défi industriel que représentait ITER », reconnaît aujourd’hui le responsable de la communication d’ITER Robert Arnoux. On a connu une défaillance et on est confronté à un problème dans la chaîne de fabrication mais, avec un projet de cette ampleur, difficile de faire un sans-faute… » Pour autant, les erreurs ne semblent pas avoir été prises en compte dans la feuille de route établie par ITER. Initialement prévue pour 2016 avant d’être rapidement reportée à 2025, la première fusion du projet n’arrivera finalement pas avant 2030, ce qui met en péril le second objectif, soit le début des opérations nucléaires à pleine puissance en 2035. « L’assemblage est suspendu et on doit démonter le module, admet Robert Arnoux. On ne sera donc pas dans les temps de passage pour le premier plasma. Mais on a bon espoir de gagner du temps sur la fenêtre de dix ans, instaurée entre les deux étapes, pour ne pas prendre trop de retard sur l’objectif 2035. »

« À Cadarache, on fonctionne en circuit fermé, comme une secte aveugle, embrigadée »

Un million d’euros par journée de retard, c’est ce que coûte le projet ITER. Cette course contre la montre effrénée a-t-elle pu monter à la tête des équipes dirigeantes du projet ? Disparu l’année dernière des suites d’une maladie, alors qu’il était le président d’ITER, Bernard Bigot a connu une fin de règne chaotique. Chimiste reconnu, ancien administrateur du Commissariat à l’énergie atomique, haut fonctionnaire ayant officié comme directeur de cabinet de plusieurs ministres, il avait l’avantage de cumuler les compétences scientifiques, administratives et politiques nécessaires à un tel poste et a beaucoup joué dans la structuration et l’efficacité de la chaîne de décision. Mais selon plusieurs sources, il était aussi un moine-soldat, voué à la cause d’ITER, obsédé par la bonne marche du projet et par le respect des objectifs, quel qu’en soit le coût humain. Gestion par la peur, management toxique, limogeage de tout employé livrant ses doutes à la presse. Sous sa présidence, il régnait à Cadarache un climat de terreur.

Il aura fallu l’intervention de Michel Claessens, ancien responsable de la communication d’ITER viré sans préavis par Bernard Bigot et reconverti en lanceur d’alerte, pour que les choses changent. Invité à s’exprimer lors d’une réunion de la Commission de contrôle budgétaire du Parlement européen, il livrait alors un constat sans concession : « Comment travailler sereinement dans un contexte marqué par la peur, avec licenciements abusifs, contrats modifiés illégalement, démissions en cascade, désinformation et tentative de suicide à Cadarache ? (…) C’est une dérive de tout le système. La peur a pris le pas sur la science. » Pendant plusieurs mois, ITER a eu mauvaise presse et les articles à charge se sont multipliés. Le rythme martial imposé par Bernard Bigot a choqué. Parce qu’il broyait les êtres et bafouait certaines règles de sécurité. Avancer coûte que coûte au mépris des étapes de sûreté : une mauvaise idée quand on dirige le plus grand programme nucléaire de l’humanité.

Illustration Shutterstock.
Illustration Shutterstock.

Management allégé

Mené aujourd’hui par l’Italien Pietro Barabaschi, un jeune ingénieur de la nouvelle école qu’on dit calme et décontracté, le conseil de direction d’ITER semble avoir radicalement changé son fusil d’épaule. Michel Claessens, revenu dans l’organigramme d’ITER en tant que conseiller extérieur, confirme que le management s’est allégé et que les employés ont retrouvé de la sérénité. Mais il se félicite également d’une autre évolution : « Ne serait-ce que l’annonce d’un retard conséquent, de plusieurs années, faite en février, c’est déjà la preuve d’une nouvelle manière de faire. Ce que je visais dans mon discours à la Commission européenne, c’était aussi une forme de communication qui répétait partout sans supporter la contradiction que la fusion était le remède miracle, une communication qui refusait d’admettre et de raconter les échecs. Le public est suffisamment intelligent pour comprendre nos problèmes, nos doutes, saisir l’ampleur de ce que nous faisons et les coûts que ça peut engendrer. »

Car les coûts du projet ITER sont exorbitants et difficilement quantifiables. Les estimations diffèrent. Au début des années 2000, aux premières heures du projet, alors que Cadarache n’était même pas sorti de terre, on évoquait un coût total de 4,5 milliards d’euros. En 2006, année de la ratification de l’accord ITER par Jacques Chirac, le coût total (construction, fonctionnement et démantèlement) était estimé à 10 milliards d’euros. Il y a peu, par la voix de son responsable de la communication Laban Coblentz, ITER annonçait le chiffre de 22 milliards d’euros, tout en restant flou sur l’utilisation concrète d’une telle somme. Dans une note à sa direction demandant de mettre fin à la désinformation, Thierry Pierre, physicien des plasmas de fusion au CNRS, avançait lui le chiffre de 44 milliards d’euros, financés à moitié par les contributeurs européens. Une somme folle, dix fois supérieure à l’annonce de départ, que de plus en plus d’observateurs estiment aujourd’hui comme étant la plus proche de la réalité et qui ferait d’ITER le deuxième projet scientifique le plus cher de tous les temps, après la Station spatiale internationale.

Un affrontement entre deux récits

Le projet ITER cristallise à lui seul deux visions du monde qui s’affrontent. « ITER, c’est le grand fantasme du nucléaire porté à son paroxysme, assène Martial Château, ancien professeur de physique appliquée devenu administrateur du réseau Sortir du nucléaire. Ça me fait penser au livre d’Harry Bernas, L’Île au Bonheur, qui raconte l’illusion de la quête nucléaire et le tort qu’elle cause à la science. Il y a quelque chose de l’ordre du délire mégalomaniaque. À Cadarache, on fonctionne en circuit fermé, comme une secte aveugle, embrigadée. » Au lancement du projet, certaines voix renommées se sont prononcées contre ITER. Dès 2006, Pierre-Gilles de Gennes et Georges Charpak par exemple, deux prix Nobel de physique français, se sont indignés des investissements consentis pour assouvir le rêve improbable de la fusion, en dénonçant une stratégie qui allait réduire les crédits alloués à d’autres laboratoires de physique, portés sur des sujets plus immédiats. Croyance, espoir et détermination contre colère et indignation.

Qui a tort, qui a raison ? La première promesse faite par ITER pour promouvoir l’incroyable potentiel de la fusion par confinement magnétique est celle d’une production d’électricité non carbonée massive en comparaison à l’électricité injectée. Sur le site officiel de l’organisation, s’affichent ainsi en grand les performances estimées des réacteurs de fusion, des performances jamais vues ailleurs avec une amplification énergétique d’un facteur 10, soit 50 mégawatts (MW) en entrée et 500 MW en sortie. Mais pour certains spécialistes de la fusion, comme le journaliste scientifique américain Steven B. Krivit, ces estimations reposent sur une habile manipulation des chiffres et une distinction coupable de la part des autorités entre la quantité d’énergie consommée pour amorcer la réaction et la quantité d’énergie consommée par le réacteur. Car pour injecter les 50 MW annoncés dans le réacteur, il faudrait au préalable produire au moins 300 MW d’énergie sur les autres infrastructures du site. Ce qui donnerait un rapport d’amplification énergétique tout à fait différent.

« Nous ne sommes pas à ce point dans la contradiction »

Une seconde promesse assure l’utilisation de deux combustibles inépuisables. Pour le premier, c’est tout à fait vrai puisque le deutérium est présent à l’état naturel dans l’eau de mer et que le process pour l’extraire est industrialisé et intégré depuis quatre-vingts ans. Pour le second en revanche, c’est une autre histoire. Le tritium n’existe quasiment pas à l’état naturel, il faut le produire. Et pour l’instant, cela nécessite un certain type de centrale à fission nucléaire. ITER promet donc de remplacer définitivement les anciennes centrales à fission mais aurait besoin d’elles pour produire un des composants de la fusion ? « Nous ne sommes pas à ce point dans la contradiction, rectifie fermement Robert Arnoux. Depuis le début, nous savons que l’avenir de la fusion repose sur la production de tritium. Or la physique nous a fait un cadeau, il existe une réaction qui permettrait de produire le tritium à l’intérieur même du tokamak. »

En effet, lors de la réaction de fusion, l’interaction entre les neutrons et le lithium présent sur les parois du tokamak serait capable de générer de grosses quantités de tritium. Pour générer une première fusion, ITER a donc acheté du tritium au Canada mais à terme, c’est dans l’enceinte même de la machine que sera produit le tritium nécessaire au fonctionnement du réacteur. L’enjeu est de taille, car ici aussi les annonces d’ITER donnent matière à rêver. Selon leurs calculs, 1 g du mélange deutérium/tritium obtenu grâce à la fusion serait capable de générer autant d’énergie que huit tonnes de pétrole et trente tonnes de charbon.

Poison toxique

Dernière promesse choc du projet ITER : la sûreté nucléaire. Le réacteur de fusion serait fondé sur un principe de physique intrinsèquement sûr : « Vous ne pouvez pas avoir des accidents de type Tchernobyl ou Fukushima, assure Robert Arnoux. Tout simplement parce qu’il y a très peu de matière en réaction dans la machine, quelques grammes de deutérium/tritium contre des tonnes d’uranium enrichi dans les centrales classiques. Si vous perdez le refroidissement comme à Fukushima, la réaction ne peut pas s’emballer. Tout s’évacue de manière naturelle. » Difficile de contester ce point pour les opposants au projet qui préfèrent, eux, alerter sur d’autres risques. D’abord celui de l’utilisation du béryllium pour la paroi interne de la chambre de confinement, un métal aux caractéristiques extrêmement avantageuses, mais un poison aussi toxique que le mercure. « Aucune décision n’a été actée, mais on travaille en ce moment à le remplacer », concède Robert Arnoux.

Ensuite le risque de la disruption, soit l’apparition brutale d’instabilités magnétiques. Dans un petit tokamak, les disruptions se traduisent par une érosion des parois, des dégâts mineurs et la destruction épisodique de certains éléments faciles à changer, mais qu’il faut traiter pour les décontaminer. Mais dans un tokamak géant comme celui d’ITER, les dégâts pourraient être bien plus graves et les déchets bien plus nombreux. Or la fusion ne nous assurait-elle pas un procédé sans déchets radioactifs ? « Encore une fois, nous n’avons jamais promis la fin des déchets radioactifs, précise Robert Arnoux. Nous avons annoncé une réduction drastique de leur nombre et surtout une baisse déterminante de leur radioactivité. » Cinquante, peut-être cent ans de radioactivité pour les déchets issus de la fusion contre près de dix mille ans pour l’uranium enrichi des centrales à fission.

Attendre 2035

Mais à quels horizons alors fixer la faisabilité du projet ITER ? Si, à Cadarache, le retard accumulé est miraculeusement rattrapé, il faudra donc attendre au moins 2035 pour que le tokamak géant prouve sa valeur et confirme les espoirs placés en lui. Si c’est le cas, l’expérience sera terminée et ITER sera reconnu comme le centre de formation mondial en matière de fusion. Pour autant, aucune application industrielle n’aura encore été testée. En parallèle de la coalition ITER, chacun des pays membres travaille à la construction de machines intermédiaires appelées DEMO. Elles seront les premières machines à générer de l’électricité grâce à la fusion et à être connectées au réseau. « Pour assister à leur mise en service, il faudra attendre 2050, insiste le physicien spécialiste de la fusion Fabrice Louche. Quant à la mise en service d’une véritable centrale de fusion nucléaire, ce ne sera pas avant le dernier quart du XXIe siècle. »

Mais la fusion n’arriverait-elle pas trop tard, au vu des prévisions dramatiques du GIEC sur le climat ? Miracle technologique et industriel qui sauvera un jour le monde ou utopie dangereuse aux coûts financiers et énergétiques démesurés ? Pour l’heure, rien ne permet de trancher. Alors que l’assemblage est suspendu et que les écueils se multiplient, en interne, on garde espoir. « Si certains aiment à parler de foi et de croyance au sujet d’ITER, je préfère parler de vision, confie Michel Claessens. Parce que ça voudra dire qu’avant tout le monde, on a cru que c’était possible et qu’on avait raison. » Et pendant ce temps-là, du côté de la Silicon Valley aussi on lorgne sur la fusion nucléaire.

Financée par Morgan Stanley, Alphabet (Google) et Paul Allen, cofondateur de Microsoft, la société américaine Tri Alpha Energy a levé 750 millions de dollars en promettant aux financiers qu’elle serait capable d’atteindre 300 millions de degrés Celsius et de se passer un jour de tritium. Avec l’argent de Jeff Bezos, l’entreprise canadienne General Fusion développe une nouvelle forme de réacteur hybride, mêlant fusion magnétique et inertielle. Commonwealth Fusion Systems, créée par une équipe du MIT et soutenue par Bill Gates, a levé 200 millions de dollars pour créer un tokamak révolutionnaire. Les magnats de la tech atteindront-ils la ligne d’arrivée avant la coalition internationale réunie à Cadarache ? Dans les rangs d’ITER, on en fait des cauchemars. Mais tout n’est pas perdu. Le 16 mai dernier, une équipe américaine a réussi pendant près de six minutes et quatre secondes, à atteindre une température stationnaire de 50 millions de degrés Celsius, soit plus de deux fois celle de la couronne du Soleil. De quoi remotiver les troupes.   

Léonard Desbrières