Ancien pilote de chasse, ancien général de l’armée française et ex Commandant de l’Espace, Michel Friedling, aujourd’hui entrepreneur de la Spacetech, s’inquiète d’une perte de souveraineté de la France et de l’Europe dans l’espace. Sa société Look Up Space développe une solution de surveillance de l’espace et de sécurité des satellites.
L’armée française a-t-elle un retard technologique ?
Général Friedling : Cela dépend à qui on se compare. On peut se désoler ou se rassurer. On peut toujours penser avoir un train de retard par rapport aux États-Unis, toutefois on n’a rien à envier au reste des pays occidentaux. Mais en réalité, nous avons toujours eu les systèmes d’armes parmi les plus performants au monde. On voit d’ailleurs le succès mérité du Rafale de Dassault à l’export. C’est un superbe système d’armes qui n’a pas grand-chose à envier à ses concurrents.
Dans les années 90, elle n’était pas réputée pour la qualité de son équipement.
La guerre du Golfe a été un électrochoc. On sortait de la guerre froide. Notre mission était de faire face aux « hordes » du pacte de Varsovie, c’est-à-dire des pays de l’Europe de l’Est. On s’est rendu compte que la guerre moderne n’était pas ce qu’on avait imaginé. Nous ne connaissions pas ou très peu à cette époque les armes de précision guidées laser ou GPS. Les satellites étaient peu utilisés en dehors du renseignement stratégique. Là oui, on pouvait parler d’un retard. Une révolution culturelle et technologique a été nécessaire. Elle a été réelle, je l’ai vécue.
« Notre avenir se joue dans l’espace »
C’est pour ça que vous vous êtes intéressé à l’innovation ?
Oui, en quelque sorte. En escadron de chasse, je cherchais toujours l’innovation : dans les tactiques, les procédures ou les nouveaux outils comme le GPS, qui a fait son apparition au tout début des années 90. J’ai continué lorsque j’ai intégré l’état-major de l’armée de l’air à Paris. L’équipe dans laquelle j’étais avait la responsabilité de définir l’avenir de l’armée de l’air à travers ses nouveaux équipements. J’ai coécrit à l’époque un article assez visionnaire sur le système de combat connecté du futur. Ensuite, j’ai travaillé à l’état-major des armées sur des sujets de prospective, de stratégie militaire et d’innovation technologique. J’ai ainsi pu, entre 2013 et 2018, mettre en place un groupe de réflexion prospective stratégique inspiré des méthodes de l’école de prospective française, aller au CES de Las Vegas pour détecter les nouvelles tendances en matière d’innovation technologique ou encore participer à la création de l’agence innovation de défense.
À quel moment vous avez pris conscience du besoin en matière de surveillance de l’espace ?
En 2018, on me confie la direction d’un bureau de 40 personnes en charge de coordonner les actions de différents services du ministère pour le spatial. Au moment même où je prends mes fonctions, le président de la République, dans son discours annuel devant la communauté de défense la veille du 14 juillet, déclare que l’espace est un enjeu de sécurité nationale. Et il demande à la ministre des Armées de l’époque, Florence Parly, d’élaborer une stratégie spatiale de défense. Je suis aussitôt engagé dans ce travail pendant un an. Après quoi, en 2019, est créé le commandement de l’espace que l’on me confie et que je dirigerai pendant trois ans.
« J’éprouvais une certaine frustration, les choses n’allaient pas assez vite »
À la tête de ce commandement, je vais en particulier être responsable des opérations spatiales militaires, dont la surveillance de l’espace. C’est à ce moment que je prends conscience de la nécessité de savoir très précisément ce qui se passe en orbite autour de la Terre, parce que notre avenir se joue dans l’espace et que celui-ci est de plus en plus encombré et menaçant.
Pendant ce temps-là, les États-Unis prennent une avance considérable dans le NewSpace.* Vous en aviez conscience ?
Bien sûr. Vous savez, il y avait déjà eu en 2016 un rapport très complet sur la question du New Space, sous la direction de Geneviève Fioraso, ancienne ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche. Dans mes fonctions, j’ai pu constater l’extraordinaire dynamisme du secteur spatial aux États-Unis, alors qu’en France le doute était plutôt la règle en 2019, malgré quelques acteurs dynamiques. À la tête du Commandement de l’Espace, j’éprouvais une certaine frustration, car les choses n’allaient pas assez vite à mon sens. Aujourd’hui encore, je pense que nous pouvons faire mieux en France : les personnes brillantes ne manquent pas, la volonté politique non plus, mais il manque encore des outils pour que des projets ambitieux prennent leur envol. Pour revenir à la surveillance de l’espace, les nouveaux acteurs comme Look Up Space ont une vraie carte à jouer pour combler les lacunes que nous avons en Europe.
Savoir-faire technologique
À quel niveau ?
On n’a pas aujourd’hui les capacités pour voir ce qui se passe dans l’espace de manière précise et en temps réel. C’est pourquoi le commandement de l’espace a cherché des services complémentaires de ce qui existait au Ministère qui ne dispose que du radar Graves, ce qui se fait de mieux en Europe mais très insuffisant pour couvrir nos besoins. Nous avons donc conclu des contrats avec ArianeGroup et Safran Data Systems côté français. Et nous avons commencé à discuter avec la société américaine Leolabs, seule société commerciale au monde à disposer de radars de surveillance de l’espace. Alors que nous avions ces discussions, je m’interrogeait : comment était-il possible qu’en France ou en Europe, on ne sache pas proposer ce type de service alors que nous avons de vrais savoir-faire technologiques ?
« Nous ne pouvons pas dépendre de nos alliés américains »
D’où l’idée de créer votre startup Look Up Space. Mais partir dans le privé après une carrière militaire comme la vôtre, cela ne doit pas être si facile.
J’étais vers la fin de mon mandat et j’avais annoncé à ma hiérarchie que je souhaitais quitter l’institution militaire en 2022, alors que j’aurais pu rester encore plusieurs années dans l’armée. J’ai fait ce choix parce que le spatial est un domaine fascinant et qu’il connaît un grand boom technologique, économique et institutionnel. Ses nouveaux acteurs sont des pionniers et en ont l’esprit, avec l’incertitude, le risque mais aussi l’enthousiasme qui vont avec. Et puis, Juan Carlos Dolado, à cette époque chef du service de surveillance de l’espace au CNES, m’a proposé de nous associer pour réunir le meilleur des deux mondes, civil et militaire, et créer Look Up Space pour relever de défi d’un espace durable et de la souveraineté. J’ai accepté sans hésiter.
Coopération internationale
C’est parce qu’on fait appel à des puissances étrangères pour assurer la sécurité de nos moyens spatiaux que l’on ne garantit pas notre souveraineté ?
Oui, nous ne pouvons pas dépendre de nos alliés américains dans ce domaine. Nous devons être souverains et contribuer nous-même à la sécurité spatiale. Je ne suis évidemment pas le seul à le penser. Le président Macron a fait de ce sujet une priorité, ce qui peut paraitre étrange aux personnes qui ne sont pas conscientes des enjeux du spatial. Thierry Breton (commissaire européen depuis 2019, en charge notamment de l’espace, NDLR) en a fait également une priorité avec le projet de Space Trafic Management. J’ai vu émerger ce sujet de la sécurité des activités spatiales en orbite et de la maîtrise des données de manière très forte entre 2019 et 2022 en participant à différents évènements en Europe, au Japon, aux États-Unis ou encore aux Émirats Arabes Unis. Il faut une coopération internationale pour développer des solutions et rendre l’espace durable, avec des normes et des règles.
« Si Look up Space vend ses services à l’étranger, cela ne se fera qu’avec des pays alliés »
Y compris avec la Russie et la Chine ?
Oui, il faut discuter avec tout le monde, même si la Chine et la Russie n’ont pas la même approche que nous. Cela rend les discussions internationales très difficiles. Il y a deux ans, la France a accompagné un projet de résolution, déposé par les États-Unis auprès des Nations unies, proposant aux États de renoncer aux essais de missiles antisatellites pour éviter la pollution de l’espace et la destruction des autres satellites par les débris que ces tirs causeraient. La Russie et la Chine ont voté contre. Comment peut-on en même temps vouloir bannir les armes dans l’espace et voter contre une résolution appelant à renoncer aux missiles antisatellites qui sont une vraie menace pour un espace durable ? La Biélorussie, l’Iran et la Corée du Nord ont également voté contre par exemple. Cette liste se passe de commentaires…
Cela signifie-t-il aussi que vous vendrez vos services aux armées étrangères ? Cela ne pose-t-il pas problème du fait de votre position d’ancien général dans l’armée française ?
Il est évident que je comprends les enjeux en matière de souveraineté. Si Look Up Space vend ses services à l’étranger, cela ne se fera qu’avec des pays amis ou alliés de la France et avec l’accord de l’État. Si des données sont jugées sensibles, il existe des procédures interministérielles pour en valider l’exportation. Pour les pays intéressés, le fait que je sois l’ancien commandant de l’espace français est plutôt un atout. Tout comme le fait que Juan Carlos Dolado soit l’ancien chef du service de surveillance de l’espace au CNES, un expert international des débris et membre de plusieurs comités internationaux dont l’Académie internationale d’astronautique.
« Je crois beaucoup à la guerre de mouvement »
L’idée de créer Look Up Space n’est pas venue comme ça. Elle est venue d’une prise de conscience qu’il fallait un acteur européen pour répondre aux enjeux d’un espace durable, sans dépendre d’autres pays. Et cela exige de la compétence, de l’expertise et de la crédibilité. On ne peut pas s’improviser expert de ce sujet…
Vous avez déjà levé 16 millions d’euros. À quoi va servir cet argent concrètement ?
Cet argent nous permet de travailler pendant deux ans et de développer un démonstrateur de radar capable de détecter, traquer et cataloguer tous les objets en orbite autour de la terre de classe centimétrique. Un objet en orbite fait le tour de la Terre en 90 minutes environ. Ce démonstrateur sera le premier élément d’un réseau mondial qu’on déploiera autour de la planète. Notre ambition est d’aller très vite. Nous traiterons toutes les données recueillies sur le deuxième pilier de notre solution, purement data. Il s’agira d’une infrastructure digitale, une plateforme numérique capable d’ingérer toutes les données, avec des caractéristiques assez innovantes. Nous préparons un certain nombre de brevets et d’innovations.
Donc vous allez être confrontés à des objets qui sont de l’ordre du secret défense ?
En quelque sorte. Nous détecterons tous les objets qui circulent entre 50 et 2 000 kilomètres autour de la terre. Le deep space, Mars et la Lune, ne seront pas de notre ressort. Ce qui est sûr est qu’on pourra voir non seulement les objets en orbite terrestre volant à 28000 km/h mais aussi des objets très lents volant entre 20 et 100 km d’altitude. Toute référence à des événements récents aux États-Unis est purement fortuite (rires).
Ambitions élevées
Quand quelqu’un de votre rang exprime dans les médias ses craintes à propos d’un manque de maîtrise de notre souveraineté dans l’espace, cela interpelle…
Ma parole est plutôt une contribution au débat. Pour dire qu’on n’est pas assez agile, qu’il faut aller plus vite et que si on prend trop de temps, on va être distancés. L’espace pour l’espace ne sert à rien. Il y a des enjeux spatiaux qui touchent au quotidien des Français, à notre économie, à la lutte contre le réchauffement climatique, à notre souveraineté. La bonne nouvelle est que certains l’ont bien compris, le président de la République notamment. Le nouveau président du CNES, Philippe Baptiste, aussi. Mais souvent la volonté s’enlise trop souvent dans la technostructure et dans les habitudes. Un jeune acteur émergent comme Look Up Space a connu en six mois un développement qui aurait demandé deux ou trois ans à un grand groupe.
Je crois beaucoup à la guerre de mouvement. C’est le mouvement qui crée les espaces, et quand on crée des espaces, on crée des opportunités et on avance. De façon générale, je pense qu’on est trop modeste et trop statique en France et en Europe. Look Up Space souhaite devenir l’un des leaders mondiaux dans la surveillance de l’espace. On assume totalement cette ambition. Il faut avoir des ambitions élevées. Aujourd’hui, il existe plusieurs projets de stations spatiales privées aux États-Unis. Pendant ce temps, en Europe, on discute de l’éventualité de faire du vol habité. On manque d’ambition, je ne suis pas le seul à le dire.
*NewSpace : anglicisme pour désigner l’émergence d’une industrie spatiale d’initiative privée.