On la surnomme la Silicon Savannah. Non loin de la capitale du Kenya, à Nairobi, beaucoup ont cru aux promesses d’un eldorado de la tech initié en 2008. Le rêve a surtout profité aux GAFAM, qui y exploite une main d’œuvre très bon marché pour modérer ses contenus. 97 « travailleurs du clic » kényans viennent de publier une lettre ouverte destinée à Joe Biden pour dénoncer « l’esclavage moderne » dont ils se disent victimes.
Voilà plus d’une décennie que le Kenya, pays d’Afrique de l’est qui donne sur l’Océan Indien, connait une forte croissance. Le virage opéré en 2008 avec le projet « Vision 2030 », pour en faire un « pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure », est dû à sa Silicon Savannah : 2000 hectares au sud de la capitale Nairobi, à Konza Technopolis, où startups et investisseurs s’amassent dans l’un des pôles mondiaux dédiés aux nouvelles technologies les plus fleurissants. IHub, située au quatrième étage du Bishop Magua Center sur Ngong Road, est la plateforme qui a permis de fédérer entrepreneurs, étudiants, designers… tout ce petit monde de génies de la tech’.
Parmi eux, Leila Janah, jeune américaine d’une trentaine d’années, professeur d’anglais, a dès 2008 une idée en tête. En observant ses étudiants, ambitieux et cultivés, elle prend le train en marche et fonde son entreprise, Samasource, spécialisée dans l’annotation de données pour les algorithmes d’intelligence artificielle. Devenue l’une des personnes les plus influentes au monde, l’entrepreneuse entendait combattre la pauvreté en Afrique, vantant les perspectives offertes par les nouvelles technologies pour délocaliser une partie des activités de la Silicon Valley californienne.
Promesses d’une vie meilleure
Son entreprise, qui emploie jusqu’à 11 000 personnes, devient très vite partenaire des mastodontes Google, Microsoft, Meta, qui voit d’un très bon œil une main d’œuvre kenyane bon marché. Mais en 2020, la jeune femme, atteinte d’un cancer rare, décède à l’âge de 37 ans. À l’époque, dans un communiqué, l’entreprise fait le portrait d’une «championne de la durabilité environnementale et de l’élimination de la pauvreté dans le monde ».
Quatre ans plus tard, l’ambiance a tourné au vinaigre au sein d’Amasource, désormais dirigée par Wendy Gonzalez, une ancienne dirigeante de Capgemini, depuis que ses salariés se sont retournés contre leur employeur, dénonçant des conditions de travail « équivalent à de l’esclavage moderne » selon une lettre ouverte envoyée le 22 mai dernier au président Joe Biden, en marge de la signature d’un accord commercial avec le Kenya. L’idylle et les promesses d’une vie meilleure se sont envolés.
Viol, pédocriminalité, meurtre et zoophilie
Les premiers signaux remontent à 2018. À l’époque, Selena Scola, une modératrice américaine qui souffre d’un syndrome de stress post-traumatique après avoir passé neuf mois à éplucher des vidéos et des images pour le compte de Facebook, intente un procès à la firme de Mark Zuckerberg, épaulée par deux cabinets d’avocats dans une action de groupe. Tous les jours, la jeune femme supprime du réseau social tout contenu illégal avant qu’il ne devienne viral : des images parfois extrêmement choquantes de viol, de pédocriminalité, de meurtre ou de zoophilie. Un an plus tard, le réseau social était condamné par un tribunal californien à verser 52 millions de dollars à plus de 11 000 modérateurs américains – soit environ 1 000 dollars chacun.
À 9 500 kilomètres de là, au Kenya, un autre modérateur sonne l’alarme. Daniel Motaung, Sud-Africain âgé de 30 ans, travaille pour Samasource comme modérateur de contenu pour le compte de Facebook, lui aussi. La société créée par Leila Janah emploie à ce moment-là pas moins de 200 jeunes africains au même poste de modérateur, exposés quotidiennement à des images et des vidéos mise en ligne en Afrique susaharienne en moyenne toutes les 50 secondes, parfois pendant plus de huit heures par jour. Ces gardiens des bonnes pratiques sur le réseau social le plus consulté au monde ont pourtant un salaire bien plus faible qu’aux États-Unis. Avec ces collègues, Daniel lance un syndicat et organise une grève pour faire entendre leur voix à la direction, et obtenir réparation comme pour l’affaire californienne : il est licencié dans la foulée.
Soutien psychologique
Le jeune homme ne s’arrête pas là : en mai 2022, il dépose une première plainte au Kenya, dénonçant les conditions de travail imposées par Meta et son sous-traitant Samasource, et l’absence de soutien psychologique. Un an plus tard, deux autres plaintes, la première regroupant 184 employés – de Samasource également – et la seconde concernant l’inaction de Meta face aux discours de haine publiés sur le réseau social, viennent alourdir le dossier.
Les anciens employés de Samasource – l’entreprise a depuis abandonné ses activités de modération – attendent toujours réparation. Le 22 mai dernier, 97 d’entre eux soumettaient une lettre ouverte au président américain Joe Biden, au moment où ce dernier négocie un accord commercial avec son homologue président du Kenya William Ruto, rappelant leurs conditions de travail. « Les géants américains de la tech se considèrent au-dessus des lois kenyanes. Ils ignorent les ordonnances des tribunaux. Lorsque Meta a été condamné à payer leurs salaires aux modérateurs de Facebook, l’entreprise a ignoré et continue d’ignorer les décisions. Un an après le jugement, les salaires ne sont toujours pas payés. »
À Konza Technopolis, la « Silicon Savannah » du Kenya, les promesses du projet « Vision 2030 » sont bien loin. Si les GAFAM contribuent au développement de cette région africaine encore frappée par un chômage massif des jeunes, c’est aussi à ses petites mains qu’elles doivent leur prospérité économique. Leur chiffre d’affaires en 2023 a atteint 1 600 milliards de dollars.