Julie Davico-Pahin : « J’avais un sentiment d’illégitimité »

Julie Davico-Pahin. Photo DR.
Julie Davico-Pahin. Photo DR.

À l’âge de 24 ans, Julie Davico-Pahin plaque le journalisme pour créer Ombrea, startup aixoise qui emploie cinq ans plus tard 45 salariés et intervient dans le champ des ag-techs, ces technologies visant à faciliter le travail des agriculteurs, rachetée par TotalEnergies en mars 2024. Nommée présidente déléguée de la French Tech Aix-Marseille deux ans plus tôt, la jeune femme milite pour favoriser une plus grande diversité de profils dans l’entrepreneuriat, en quête d’une « liberté créatrice ».

Des chants d’oiseaux. Des chênes verts. Une brise fraîche. Et beaucoup de calme. Nous sommes à quelques encâblures d’Aix-en-Provence, dans un lieu d’innovation baigné de garrigue : le Technopole de l’Arbois. Ici, poussent des entreprises qui partagent toutes un point commun : celui de développer des technologies contribuant à la préservation de l’environnement. Parmi elles, il en est une qui fait figure d’exemple : Ombrea. Née au sein de la pépinière d’entreprises du domaine, elle occupe désormais deux maisons pré-construites en bois, à côté d’imposants pins. Devant, se trouve un prototype grandeur nature de l’innovation qui a porté sa croissance depuis 2017 : une ombrière intelligente qui, grâce à un système de volets mobiles mêlé à de l’intelligence artificielle, permet de créer un microclimat au-dessus des cultures. Afin de les préserver des aléas climatiques.

À la tête du projet, une femme : Julie Davico-Pahin. Lorsqu’elle s’engage dans l’aventure, elle n’a que 24 ans. Pas de formation en école de commerce ni d’ingénieur. Pas de réseau dans le monde de l’entreprise. Et pourtant, en à peine cinq ans, le projet qu’elle a porté seule avec son père s’est mué en une entreprise à succès de 45 salariés. « On n’arrête pas de déménager, sourit-elle. Nous ne sommes ici que depuis un an mais on commence déjà à être à l’étroit. Encore dix recrutements et il faudra à nouveau partir. » Pas bien loin cependant. « Je veux absolument rester dans le Technopole, dit-elle au seuil d’une des deux maisons, les yeux rivés sur le paysage.

Son père, Christian, a failli tout perdre. « On s’est dit qu’il fallait trouver une solution. »

Car Julie Davico-Pahin n’est pas de cette catégorie d’entrepreneuses passant d’incalculables heures dans un garage. Petite, elle crapahute avec plaisir dans les paysages de la garrigue aixoise. « Ma famille avait une propriété dans le domaine de la Sainte-Victoire. Et mes week-ends, je les passais à Saint-Antonin, un village de 80 habitants. » Autour d’elle, tout un univers d’agriculteurs. « Mon grand-père faisait du melon, mon oncle de la viticulture, mon père de l’horticulture. Ma mère et ma sœur, c’était plutôt le cheval. » Mais la jeune femme choisit une autre voie. Elle sait combien travailler la terre est difficile. Et ne se sent pas les épaules suffisamment solides pour endurer la pénibilité du métier. Encore moins la vulnérabilité face aux caprices météorologiques. Elle rêve plutôt d’être journaliste. « Je me suis toujours posé des questions sur tout. J’ai toujours adoré lire et écrire. Avec mon père, on se réveillait avec France Info tous les matins. C’était trop bien ! », dit-elle. Bien que « timide », elle a aussi le goût de l’autre. L’envie « de rencontrer des personnes qui n’ont pas la même vie et de comprendre leur quotidien ». C’est ainsi qu’elle intègre le Centre de formation des journalistes à Paris, avant d’entrer à Radio France, sillonnant la France.

« On y va ou pas ? »

Puis arrive l’été 2016. Une sévère vague de sécheresse vient de s’abattre sur l’exploitation paternelle où l’on cultive des feuilles à couper, pour agrémenter les bouquets de fleurs. Son père, Christian, a failli tout perdre. « On s’est dit qu’il fallait trouver une solution. » D’autant que ces épisodes sont de plus en plus fréquents et virulents depuis quelques années. Il aurait pu s’agir d’une bouteille à la mer. D’une de ces grandes résolutions que l’on jette en l’air sans trop y croire. Mais un jour, le sujet est remis sur la table. « Un week-end, alors que je travaille pour le groupe I-télé, Cnews, je rentre voir mes parents le week-end. Nous prenons le petit-déjeuner et nous nous mettons à réfléchir à une solution pour protéger les cultures. On imagine un truc à partir des tiroirs de la cuisine que l’on fait bouger. On pense à des éléments qui pourraient se rétracter et moduler le climat. » Dans les jours qui suivent, entre deux reportages, l’idée trotte dans l’esprit de la jeune femme. « Mais je ne suis pas hyper partante », reconnaît-elle. Son père, lui, est emballé. Et commence à s’impatienter quelque peu. « Quinze jours après, il me demande : on y va ou pas ? Si tu ne me suis pas, je laisse tomber. » Julie Davico-Pahin accepte de le suivre dans ce projet.

Ensemble, ils se rendent au Salon de l’entrepreneur, à Marseille, découvrent un univers totalement nouveau, et croisent le chemin de la pépinière d’entreprises du Technopole de l’Arbois. « On n’avait rien si ce n’est une idée : celle de modéliser une ombrière posée au-dessus des cultures pour maîtriser la sécheresse. Les personnes de la pépinière ont trouvé notre projet cool et ont proposé de nous aider. » C’est ainsi qu’un bureau est mis à leur disposition, en plus d’un accompagnement humain. Le projet prend de l’épaisseur. Et Julie Davico-Pahin, dont le contrat chez Cnews s’achève à la fin de l’élection présidentielle de 2017, décide de s’y investir à plein temps. S’ensuit la mise au point d’un premier prototype. Rapidement, les deux néo-startupers s’aperçoivent que le potentiel de l’ombrière dépasse leurs attentes. En plus d’offrir une protection contre la sécheresse, elle préserve également du gel, de la grêle, ou encore du vent. De quoi encourager les investisseurs, publics comme privés, à croire au projet et à le financer.

En plus d’offrir une protection contre la sécheresse, l’ombrière préserve également du gel, de la grêle, ou encore du vent.

L’entreprise peut alors recruter et reprendre la main du développement technique, jusqu’alors confié à un bureau d’étude prestataire. Elle recrute des développeurs, mais aussi des experts de la biologie. Car derrière l’intelligence artificielle et la capacité de prédiction de l’ombrière, se trouve un algorithme de pilotage de l’ombrière qui s’appuie lui-même sur des connaissances en biologie. Mise sur le marché dès 2019, l’ombrière prend place dans des vergers, des vignes et des cultures maraîchères du Sud de la France. Pour rendre la solution accessible à tous malgré un prix élevé, Ombrea a choisi de recouvrir l’ombrière de panneaux solaires dont l’énergie est gérée par un prestataire. Ce qui permet de générer pour l’agriculteur un revenu à même de couvrir l’investissement. Occupant une centaine d’hectares supplémentaires par an dès 2022, la jeune pousse espère être en mesure d’en protéger un millier d’ici 2027.

Une startup est née, s’est épanouie, et avec elle, une cheffe d’entreprise s’est construite. « Au début, c’était hyper compliqué, admet sans honte Julie Davico-Pahin. J’avais un sentiment d’illégitimité. » Pas de diplôme d’école de commerce. Pas la bonne posture. S’y ajoute, lorsqu’elle démarre, le faible nombre de femmes startuppeuses, potentielles sources d’inspiration. « J’étais un peu un OVNI. J’ai dû faire un gros travail de développement personnel pour me dire que je n’étais pas là par hasard. Désormais, je crois au management ouvert. J’assume de ne pas tout savoir et je m’entoure de personnes plus compétentes que moi dans des domaines précis. » Son rôle, c’est plutôt de « sentir les choses venir », et de porter ce collectif. C’est aussi ce qu’elle veut incarner au sein d’Aix-Marseille French Tech, qu’elle préside depuis mars 2022. Portant une feuille de route construite avec vingt autres chefs d’entreprises du territoire, elle entend faire briller l’innovation locale en lui donnant les moyens, financiers et humains, de se déployer.

« J’étais un peu un OVNI. J’ai dû faire un gros travail de développement personnel pour me dire que je n’étais pas là par hasard. »

Elle a aussi à cœur de soutenir une plus grande diversité de profils dans l’entrepreneuriat. « Nous refusons par exemple de participer à des tables rondes où il n’y aurait aucune femme et nous voulons accompagner plus de projets différents. » Car Julie Davico-Pahin est une optimiste. Malgré les rapports du Giec qui l’alarment, elle croit qu’il est encore possible d’agir. Et que la technologie a un rôle majeur à jouer, à condition qu’elle soit inclusive : « Les entreprises sont là pour créer les outils qui dessineront l’avenir. Mais si ceux qui les créent ne sont que des hommes blancs de plus de cinquante ans passés par de grandes écoles de commerce, nous n’arriverons pas à rassembler et à avoir une technologie utile à tous. » Une plus grande mixité, c’est aussi un plus large panel de problématiques abordées. « Les meilleurs projets sont souvent ceux qui naissent d’un vécu. »

Vécu individuel mais aussi collectif, avec l’émergence d’une jeune génération d’entrepreneurs bien décidés à prendre par les cornes les enjeux du réchauffement climatique et de la destruction de la biodiversité. Des hommes et des femmes issus de divers horizons, dont la détermination réjouit l’entrepreneuse. « Ils sont mille fois plus engagés que moi. » Comme elle, ils auront besoin de soutien. De bienveillance. Mais aussi de sources d’inspiration. « Je crois beaucoup en la force des modèles pour casser le sentiment d’illégitimité. » Et Julie Davico-Pahin entend bien être de ceux-ci.

En quête d’une forme de « liberté créatrice », comme elle l’indique en mars dernier dans un post sur LinkedIn, Ombréa est désormais entre les mains de TotalEnergies. « Six mois ont passé depuis mon exit, je ne réalise toujours pas ce que nous avons fait avec Christian et toute l’équipe, c’est fou et c’est trop beau. Je vous en remercie tous, pour cette chance inouïe que nous avons eue. Car c’est aussi là le deuxième enseignement que j’aimerais partager ici : le collectif porte et permet de voir encore plus loin. Seuls, nous ne l’aurions jamais fait ainsi. »

Maëva Gardet-Pizzo