Une hégémonie de la Chine d’ici 2049 ? L’économiste David Baverez n’y croit pas. Explications.

David Baverez. Illustration Telescope.
David Baverez. Illustration Telescope.

Installé à Hong Kong depuis douze ans, l’investisseur et économiste David Baverez, diplômé d’HEC et de l’INSEAD connait bien la Chine, aussi pour y avoir consacré de nombreux ouvrages. Son dernier en date, « Bienvenue en économie de guerre ! » (Novice, 2024), décrypte les mutations de l’empire du Milieu, qui se voit dans un futur proche devenir le leader mondial industriel. Mais les choses pourraient ne pas se passer comme prévu.

La montée en puissance de l’intelligence artificielle notamment via OpenAI a mis en lumière le retard technologique de la Chine avec son moteur de recherche national, Baidu. Compte-t-elle rattraper ce retard ?

Elle ne veut rien abandonner ! Mais si on prend les quatre grands américains, Microsoft, Apple, Google et Meta, leurs investissements dans la recherche et le développement sont de 200 milliards de dollars par an, soit 50 milliards chacun. En France, le plus gros investissement, celui de Dassault Systèmes, ne représente qu’un milliard par an. En Chine, c’est le réseau social Tencent, qui engrange 25 milliards par an mais s’apprête à faire un rachat d’actions pour 12 milliards. Résultat, d’un côté il y a 200 milliards, de l’autre 12 ou 13… Le rapport de force est totalement déséquilibré. Ajoutez à cela que la Chine ne veut faire de l’IA que sur du contenu en ligne chinois, qui ne représente que 2 % du contenu mondial, alors que l’anglais, c’est 67 %.

Quelles valeurs ont les nouvelles technologies chinoises soumises aux règles antidémocratiques de la Chine ?

L’objectif n’est pas le même. Nous, avec l’IA générative, on veut de la productivité. Eux, ils veulent améliorer le contrôle de la population. C’est fascinant. Ils veulent être champion de l’IA, mais seulement dans l’optique d’un contrôle des populations. Même Meta ne pourra jamais faire un lavage de cerveau autant que le fera Baidu. Après, en termes de productivité, ils seront très en retard.

À ce sujet, Bruno Le Maire s’est montré très favorable au développement de l’intelligence artificielle à la française lors de son intervention au salon VivaTech, en demandant à l’Union européenne d’innover plutôt que de réguler. La veille, Emmanuel Macron a promis 400 millions d’euros d’investissement dans la formation.

C’est tout le problème. Nos politiques tiennent ces discours mais font tout l’inverse dans la pratique. Le 1er janvier dernier est entrée en vigueur une directive européenne, la CSRD, qui est une usine à gaz monstrueuse de 1 200 indicateurs à mettre en pratique par les sociétés, officiellement pour améliorer les flux financiers. C’est un casse-tête qui va coûter jusqu’à un ou deux millions d’euros à chaque gros groupe… et engraisser des cabinets de conseil anglosaxons. Alors, si Monsieur Le Maire est sérieux, qu’il annonce que la France ne suivra pas la CSRD. Sinon, inutile de faire des effets d’annonce contre les normes européennes !

« Ils ont préféré maintenir le contrôle du parti au détriment d’une croissance économique forte »

Pourquoi la Chine, malgré son « néo lénino-marxisme », veut devenir numéro un mondial sur le plan économique, tout en se séparant de ses liens avec l’Europe et les Etats-Unis, là où la Chine réalise le plus d’exportation commerciale ?

Parce qu’en Chine, la politique prime sur l’économie. Dans Le Mage du Kremlin (roman de Giuliano da Empoli, paru aux éditions Gallimard en avril 2022), c’est l’économie qui prime. Mais la Chine, c’est l’inverse.

L’autonomie relative de Hong Kong vis-à-vis de la Chine est largement menacée par le régime de Xi Jinping. Vous qui êtes sur place, qu’est-ce qui a changé dans la dernière décennie sur le plan économique ?

Tout a changé. La grande rupture, c’est 2022, quand le président Xi a cassé le partenariat public-privé (PPP) en demandant un contrôle étatique du secteur privé. C’est un changement considérable. De 2012 à 2020, des technocrates publics et très talentueux et des entrepreneurs parmi les meilleurs du monde collaboraient ensemble. Tout cela est terminé, d’où un très fort ralentissement de la croissance, qui était montée jusqu’à 10 % ! Maintenant, je pense qu’elle va tomber aux alentours de 2 %.

Cette chute de la croissance, le régime ne l’avait-il pas prévu ?

Ce qui n’était pas prévu, c’est le piège du revenu intermédiaire : quand vous avez 10 000 dollars de PIB par habitant, en économie, cela signifie que vous passez du manufacturing au service. Sauf qu’aujourd’hui, les services sont essentiellement digitaux et entre les mains des GAFAM et de la ploutocratie américaine, où l’argent achète la politique. Pour le régime chinois, laisser faire cela, c’est la perte assurée du contrôle de la population par le parti. Donc l’équation est impossible à résoudre. Ils ont préféré maintenir le contrôle du parti au détriment d’une croissance économique forte.

Dans votre livre, vous dites que le XXème Congrès national du parti communiste chinois – en 2021 – marque une rupture générationnelle qui met fait à un cycle de trente ans, depuis la chute du mur de Berlin. Que s’est-il passé de décisif pendant ce congrès ?

Le président Xi a nommé pendant ce Congrès ce qu’on appelle le Comité permanent, à savoir sept personnes qui dirigent la Chine, comme c’est le cas tous les cinq ans. Sauf que cette fois, au lieu d’un équilibre des pouvoirs – car n’oublions pas qu’il y a plusieurs partis à l’intérieur du parti communiste chinois –, c’est l’allégeance qui a triomphé de la compétence. Aujourd’hui, les contrepouvoirs sont mis sous silence et on ne sait pas vraiment pourquoi. Une chose est sûre : ce sont toujours les pays faibles qui donnent les pleins pouvoirs à un seul homme.

Comment vous interprétez cela ?

Mon analyse, c’est qu’il y a une restructuration très douloureuse à faire, avec une crise immobilière, des salaires qui baissent et une déflation importante, alors que le régime promettait la prospérité commune. D’où la nécessité d’un contrôle renforcé, avec, par exemple, 250 millions de caméra dans le pays.

Vous évoquez le piège de Thucydide, une stratégie en relations internationales qui fait qu’une puissance dominante entre en conflit avec une puissance émergente par crainte qu’elle ne vienne la concurrencer. Mais n’est-ce pas l’inverse que nous observons aujourd’hui : à savoir des puissances émergentes qui créent des conflits envers les puissances jusqu’ici dominante ?

Xi Jinping avait dégainé son plan Made in China 2025, dont l’objectif était de devenir le leader mondial dans dix industries d’avenir. Quand le régime a imposé une surtaxation des marchandises américaines qui rentrent dans son pays, Trump a mis un frein et relevé les droits de douane pour les produits chinois.  La grande critique qui est faite par le secteur privé chinois envers Xi Jinping, c’est qu’il n’aurait jamais dû sortir du bois aussi tôt, alors qu’ils étaient encore extrêmement dépendants de la technologie américaine. Pour cette raison, la troisième guerre mondiale sera uniquement technologique. À part ça, le business continue… : 700 milliards de dollars transitent chaque année entre la Chine et l’Amérique.

« Le champ de croissance chinois est devenu trop étroit »

Vous dites que l’objectif fixé par Xi Jinping est de faire de la Chine le numéro un mondial d’ici 2049, mais qu’elle va échouer. Pourquoi selon vous ?

À cause justement de la rupture de ce partenariat privé-public. La croissance chinoise ne peut pas se développer dans les services aux consommateurs, puisque ce sont les GAFAM qui en ont le monopole. Et ça, la Chine n’en veut pas. Le seul secteur de croissance qu’il leur reste sont les industries matures du XXème siècl,e qu’il faut faire monter en gamme. Mais là, c’est l’Europe qui a la main dessus : l’automobile, l’aéronautique, les machines-outils, la pharmaceutique. Il va donc y avoir une montée des tensions entre la Chine et l’Europe car le champ de croissance chinois est devenu trop étroit.

Vous évoquez aussi « l’amitié sans limite » entre la Chine et la Russie, dont les leaders se voient tous les trimestres en moyenne, alors qu’il y a un déséquilibre entre ces deux puissances : le PIB de la Russie est 10 fois inférieur à celui de la Chine. Pourquoi la Chine tient-elle autant à ses liens avec la Russie ?

Enfin, cette amitié sans limite, c’est surtout entre Poutine et Xi, cela ne va pas au-delà de ces deux leaders. La Chine a tout à gagner de cette amitié. D’abord parce qu’elle obtient l’hydrocarbure à vil prix, elle en est même la première bénéficiaire. Dans leur combat commun contre l’Occident, c’est la Chine qui dirige : la Russie devait faire plier l’Ukraine en un week-end, mais deux ans après, la guerre est toujours en cours et cela arrange les intérêts chinois. Le président Macron se trompe en pensant stopper la guerre en Ukraine en mettant la pression sur Xi Jinping : la Chine en est la première bénéficiaire.

La croissance chinoise de la dernière décennie laissait penser à un assouplissement du régime en faveur du libéralisme. Comment définir l’objectif de société « moderne » de la Chine d’ici 2035 ?

Ils avaient besoin de rattraper un retard, mais l’idée du Made in China 2025 était réellement de dominer la planète. La société moderne telle qu’ils l’idéalisent, c’est la prospérité commune, un concept que nous ne comprenons pas, nous qui pensons que la prospérité commune, c’est la somme de prospérités individuelles. C’est le modèle coréen ou allemand, où les intérêts de la population sont relégués au second plan, au profit de champions nationaux et mondiaux. En Allemagne, le salaire minimum est introduit en 2008 ou 2009, il n’existait pas avant. Vingt ans après la chute du mur de Berlin, il y avait des gens qui gagnaient 600 euros par mois. Mais ils avaient Mercedes, BASF, Siemens… C’était ça, la prospérité de l’Allemagne. C’est la même vision pour Xi Jinping.

Vous opposez les idées reçues des deux camps ; les USA qui pensent que la Chine va s’effondrer économiquement à cause de son néo lénino-marxisme et de sa bulle immobilière, et la Chine pense que le déclin démocratique va tourner à la guerre civile aux USA. À quoi servent ce que vous appelez ces « faux narratifs ?

À masquer à votre population le mal fondé de votre politique. Au lieu de dire qu’elle est en retard à cause d’un problème de productivité par rapport aux États-Unis, la Chine leur met tout sur le dos. Côté américain, une secrétaire en Californie gagne 200 000 dollars par an et on vante un train de vie totalement excessif. Un consommateur américain, c’est 10 fois un consommateur chinois, et ils se permettent de leur dire qu’ils polluent beaucoup trop. Ce n’est pas recevable pour le régime de Xi Jinping.

Cette pollution est aussi la faute de l’Occident, qui a délocalisé massivement en Chine.

Oui. De notre faute, de notre génie ou de notre chance, parce qu’on a délocalisé dès 2001, quand personne ne prenait en compte l’empreinte carbone ; soit on a été fantastiquement visionnaire, soit énormément chanceux. J’opte plutôt pour la seconde option, car on est rarement visionnaire.