Comment Eligo travaille en secret depuis 10 ans pour manipuler, un jour, l’ADN des bactéries cancéreuses. 

Antoine Decrulle, VP Research pour Eligo Biosciences devant une modélisation de Crispr dans les laboratoires de l'entreprise. - © Florian Mattern
Antoine Decrulle, VP Research pour Eligo Biosciences devant une modélisation de Crispr dans les laboratoires de l'entreprise. - © Florian Mattern

Grâce à la technologie Crispr, Eligo développe une alternative aux antibiotiques. En manipulant l’ADN des bactéries à même le microbiote, l’entreprise de gene editing promet un nouvel outil d’une précision inédite pour traiter certaines maladies, de l’acné aux cancers. 

Les antibiotiques n’ont qu’à bien se tenir. Une nouvelle méthode antibactérienne est en train d’être développée dans les laboratoires d’Eligo Biosciences. Au 4e étage de l’un des grands buildings de l’avenue de France dans le 13e arrondissement de Paris, une trentaine de scientifiques s’activent pour mettre un terme à l’hégémonie des antibiotiques. Entre les chromatographes, les cytomètres à focalisation acoustique et les chambres de manipulation anaérobie, les chercheurs en biologie synthétique et en immunologie tentent depuis dix ans de concevoir le nouveau traitement antibactérien. Pour cela, les scientifiques visent au plus près du microbiote : à même les gènes des bactéries. 

« Le microbiote, cette collectivité de bactéries qui vivent dans notre intestin, nos muqueuses et sur notre peau, est associée à un nombre important de maladies », explique Igor Stzepourginski, Senior Director Host-Microbiome Interactions chez Eligo. Ce microbiote comporte un grand nombre de bactéries, dont certaines vivent en harmonie dans notre organisme et sont essentielles pour notre santé. « Utiliser des antibiotiques pour traiter ces bactéries revient à utiliser une grenade. On tue de manière indifférenciée, au risque d’engendrer d’importants dommages collatéraux dans le microbiote ». Pour éviter ce carnage inutile et potentiellement contre-productif, les chercheurs d’Eligo souhaitent construire une nouvelle arme : un sniper pour mieux cibler les bactéries néfastes. 

Couper les gènes problématiques 

« Ce qui cause le caractère inflammatoire ou pathogénique des bactéries se trouve dans leur ADN » poursuit l’immunologiste. Pour y accéder, les scientifiques de l’entreprise de gene editing font appel à une technologie désormais célèbre : Crispr. Vulgarisée par l’image d’une paire de ciseaux moléculaires, cette technologie permet d’atteindre avec une précision inégalée les éléments du génome afin de les modifier. Chez Eligo, ces ciseaux sont « équipés d’une tête chercheuse qui va se coller sur les fragments d’ADN choisis, ceux qui sont associés à la pathologie ».

Une fois arrivés sur place, les ciseaux ont trois missions possibles, en fonction de la maladie et de sa spécificité génétique. Tout d’abord, lorsqu’il s’agit d’éradiquer un certain type de bactérie néfaste dont le code d’ADN est proche d’une bactérie bénéfique pour l’organisme, ceux-ci viennent couper les seuls gènes problématiques, tuant ainsi les bactéries concernées et préserver les autres.

Transformer des bactéries en usines

La seconde option consiste à modifier directement le gène visé. « C’est ce qu’on appelle le base editing. On change un élément du code génétique ACGT pour inactiver un gène, voire lui donner une activité différente », explique Antoine Decrulle, VP Research pour Eligo Biosciences. « C’est un peu comme si on venait remplacer le fil rouge de l’ADN par un morceau de fil bleu. C’est une modification très subtile avec d’énormes conséquences sur la fonction de la bactérie », renchérit Igor Stzepourginski. 

La troisième mission est similaire : de l’ADN encodé dans une molécule thérapeutique est associée aux ciseaux Crispr afin de transformer certaines bactéries en petites usines pour produire des protéines spécifiques. Certaines vont pouvoir bloquer des toxines, d’autres assister le système immunitaire. « Concrètement, on fonctionnalise le microbiome. On lui donne des capacités qu’il n’a pas naturellement », détaille Antoine Decrulle, biologiste de formation. 

Capside protéique

Pour chacune des missions de thérapie génique des ciseaux Crispr, les scientifiques d’Eligo utilisent le même vecteur : un virus qui a une propriété très particulière, celle d’infecter les bactéries du microbiome, et de laisser intactes les cellules humaines. Ce dernier a la capacité de se coller sur les cellules humaines afin d’y injecter leur matériel génétique. Les scientifiques d’Eligo ont mis au point la capacité de vider ce virus de son propre patrimoine génétique. L’objectif étant de le transformer en une simple enveloppe – une capside protéique – qui va accueillir le circuit ADN qui code pour les ciseaux. « Cette capside, qui ressemble à un petit module lunaire, fonctionne comme une sorte de seringue », explique le biologiste. Libérées dans l’organisme humain, ces seringues microscopiques vont trouver leur cible, la bactérie pathogène, et procéder au gene editing

Révolutionnaire, la technologie développée par Eligo Biosciences reste pour l’heure confinée dans les laboratoires de l’avenue de France. Aujourd’hui, le projet le plus avancé de l’entreprise compte s’attaquer à l’acné. « Cela peut paraître étonnant de commencer par l’acné. Mais c’est une maladie dont les formes sévères touchent des dizaines de millions de personnes pour lesquelles il n’y a pas de réelles solutions efficaces et sans danger », assure Xavier Duportet, PDG et co-fondateur de l’entreprise. En effet, selon la Haute Autorité de Santé, l’acné touche entre 75 et 95% des adolescents de 12 à 20 ans. Jusqu’à 20% d’entre eux souffrent d’une forme modérée à sévère de cette maladie de la peau. 

Viser les bactéries des tumeurs cancéreuses

Grâce à ces techniques de gene editing ultra précis, Eligo développe une crème contenant ces virus bactériophages qui pourront viser les souches de Cutibacterium acnes, associées à l’inflammation du follicule pileux que cause la maladie. Contrairement aux traitements actuels, cette nouvelle méthode n’éliminera que les bactéries responsables, sans détruire aucune des autres bactéries qui vivent sur notre peau et qui la protègent. Une première étude clinique doit débuter en 2025 aux États-Unis. Objectif : un médicament sur le marché d’ici dix ans. Pour le jeune entrepreneur de 36 ans, qui a déjà levé plus de 50 millions d’euros depuis la création de son entreprise en 2014, cet horizon est réaliste. « On a démontré le potentiel de notre technologie et de notre recherche » assure Xavier Duportet. 

En plus de promettre un nouveau traitement contre l’acné – a priori moins dangereux que l’isotrétinoïne (plus connue sous le nom commercial de Roaccutane) – les équipes d’Eligo Biosciences travaillent sur une palette de projets. Parmi eux, une méthode qui vise les bactéries que l’on retrouve au niveau des tumeurs cancéreuses. « Les dernières recherches décrivent des bactéries qui promeuvent la croissance des tumeurs et leur métastase » explique Igor Stzepourginski. Ciblées avec la technologie de gene editing, ces bactéries pourraient ainsi être neutralisées et améliorer drastiquement le traitement de certains cancers. 

« Éligobiotiques »

« Nous travaillons aussi sur des thérapies ciblées pour des maladies inflammatoires, le cancer, ainsi que l’antibio-résistance, notamment avec des partenaires de l’industrie pharmaceutique » conclut le jeune PDG. « Mais tout cela est encore confidentiel », confie-t-il, à l’aube des dix ans de son entreprise. Baptisés « Éligobiotiques », du latin eligere qui signifie choisir, les snipers à bactéries pourraient bien remplacer un jour les antibiotiques. Mais en attendant qu’ils déferlent un jour en pharmacie, leur secret est bien gardé.