Le 7 octobre, sortait un livre dont le sous-titre est, en VF, Pourquoi Tout est Soudainement Devenu Pire et Comment y Remédier ? Le titre ? Enshittification, un terme inventé par le blogger canadien Cory Doctorow en 2022 pour décrire la dégradation de qualité des plateformes numériques. En langue française, le terme a été traduit par un auteur et développeur de logiciels libres belge du nom de Lionel Dricot.
Lors d’une récente soirée automnale, Lionel Dricot et son épouse discutaient, ensemble, de l’achat d’un téléphone dit « minimaliste. » Un temps candidat du Parti Pirate et blogger sous le nom de Ploum, le quadragénaire se revendique « combattant des monopoles. » Au quotidien, cet homme qui ne possède pas de smartphone évite autant que possible d’utiliser les grandes plateformes numériques. « Je vis en ermite digital, résume-t-il, après avoir refusé un entretien par Zoom ou WhatsApp, préférant Proton Meet. Je n’utilise que des logiciels libres. Je fais très attention à ça. Quand je regarde des vidéos, c’est via une interface qui enlève de YouTube tous les boutons, toutes les pubs. » Mais ce soir-là, le couple était sur l’ordinateur de sa compagne. « On a voulu regarder des reviews de ce téléphone, enchaîne-t-il. On est allé voir l’avis d’un YouTubeur qui se prétend anticonsumériste. Mais sa vidéo était inregardable tellement elle était truffée de pubs. Il y en avait avant avant, pendant et même quand j’ai mis pause. Pour du dentifrice, pour des trucs qui n’avaient rien à voir avec le sujet. Au bout de 35 secondes, j’ai tout fermé. »
« Traire les utilisateurs »
Ce dont Dricot a fait l’expérience est ce que le journaliste canadien Cory Doctorow a donc nommé l’enshittification. Dans la revue L’école des parents, Serge Tisseron, le célèbre psychiatre et cyber-psychologue français, définissait le concept comme « la transformation brutale d’un service auquel vous étiez abonné pour communiquer et passer de bons moments en un service qui ne vous demande plus qu’une seule chose : acheter. » Tisseron concluait son article ainsi : « Le capitalisme de la tech nous promet sans cesse une amélioration de notre qualité de vie avec des services innovants pour les dégrader ensuite au bénéfice des seuls actionnaires. C’est le sens du mot enshittification. » Lionel Dricot, lui, suit le travail de Doctorow depuis deux décennies. Ils ont les mêmes influences, comme le journaliste David Dayen, notamment auteur, en 2020, de Monopolized: Life in the Age of Corporate Power. « On me dit souvent que je suis le Cory Doctorow français, reprend Dricot. Même si je suis Belge… Bref, ce terme lui est venu dans un billet de blog et ça correspondait exactement à ce que je ressentais. Je me suis dit qu’il fallait que j’en parle sur mon blog à moi avec ma propre synthèse, ma vision des choses. »
Si la traduction littérale du terme serait plutôt « emmerdification », l’intellectuel lui préfère « merdification », un terme plus actif, qui dénote quelque chose de volontaire. « Au début, YouTube était quelque chose d’alléchant, poursuit-il. Une promesse, quelque chose de nouveau où les gens étaient invités à contribuer. C’était très vivant. Même Facebook, au début, c’était très cool. Une fois que l’effet réseau était important, ces plateformes, comme d’autres, se sont dits que les gens ne pouvaient plus aller voir ailleurs. Leur réflexion a changé de nature. » Pour Dricot comme pour Doctorow, les géants de la tech sont alors passés d’un objectif de fournir un service de qualité à une logique de rentabilisation totale. « Ils ont réfléchi à comment exploiter, comment traire les utilisateurs. » Comment ? D’abord, en exploitant les données. Ensuite, en rendant les plateformes plus addictives. « Facebook, par exemple, a remplacé le flux chronologique par un flux algorithmique, explique Dricot. On ne pouvait plus simplement suivre ce que nos amis avaient fait. Il est possible de remonter un flux chronologique jusqu’au début. Un flux aléatoire, en revanche, donne l’impression qu’on rate peut-être quelque chose. C’est plus addictif. » De cette manière, le réseau social de Mark Zuckerberg pouvait également décider des contenus que ses utilisateurs seraient amenés à voir. « Facebook optimisait sa plateforme pour que les gens voient de plus en plus de publicité, celles qu’ils voulaient qu’ils voient, ajoute Dricot. Puis ils ont fait pareil avec des contenus politiques. »
Kafka for nothing
Sur son blog, Ploum écrit que si les conséquences de la merdification pour le client sont évidentes, « elles le sont encore plus pour le travailleur. » Il évoque le cas de ce qu’il appelle « les faux indépendants », des chauffeurs Uber, des livreurs Deliveroo ou Amazon « qui voient fondre leurs marges alors que les règles, elles, deviennent de plus en plus drastiques et intenables. » Dricot partage une nouvelle anecdote : quelques mois plus tôt, il attendait une livraison Amazon pour 12h15. Dans sa rue, de loin, il aperçut une camionnette aux couleurs de la multinationale, garée devant chez lui. Il était 12h05. Par crainte que le paquet parte sans lui, il se dépêcha donc d’aller frapper à la fenêtre du véhicule. « Le mec a regardé sa montre et m’a dit qu’il ne pouvait pas me donner le paquet avant 12h15. Sinon, ça foutait l’algorithme en l’air. À côté de ça, je suis sûr qu’il doit parfois faire des excès de vitesse, des trucs absurdes, afin de pouvoir livrer le prochain paquet. » Bienvenus en 2025, un monde où, au lieu de simplifier les existences humaines, le capitalisme de la tech parvient à les rendre absurdement plus compliquées. « Actuellement, on fait construire une maison, reprend à nouveau Dricot. Je ne compte plus le nombre de fois que j’ai dû refuser des applications. On nous a proposé une app pour tirer la chasse des toilettes ! » Et chaque refus entraîne la même réaction : la personne en face de lui paraît incrédule. A-t-il des problèmes avec l’informatique ? « Non, je suis prof d’informatique à l’École polytechnique, répond-il. Mais je ne veux pas d’app tout le temps ! Je ne veux pas que les données de mes passages aux toilettes soient envoyées en Chine ! Je ne veux pas être bloqué s’il y a un problème de réseau. » On lui répond alors que ces applications pourraient rendre sa vie plus facile. « Mais quand on ne passe pas 100% de son temps sur son téléphone, aller le prendre, le débloquer et chercher l’app, c’est plus compliqué, peste-t-il. Pareil dans les restaurants quand on te demande de scanner le QR code pour un menu. Ça aussi, ça fait partie de la merdification : cette imposition qui vient des sociétés privées mais aussi des administrations, qui, de plus en plus, considèrent que l’on a tous des smartphones avec de la batterie, un compte Google et du réseau permanent. »
Des solutions systémiques
Le 5 octobre, Cory Doctorow faisait la promotion de son ouvrage dans les colonnes du quotidien britannique The Guardian. A la fin de son papier, il suggérait que remédier à la merdification passe par la formation de coalitions « de consommateurs et commerçants lassés d’être volés ; de travailleurs lassés d’être appauvris et blessés ; de concurrents lassés d’être intimidés par les monopoles ; de militants pour la justice fiscale lassés de voir les multinationales se soustraire à leurs obligations. Les problèmes systémiques exigent des solutions systémiques, et non individuelles. » Lionel Dricot valide : « On ne peut pas juste se reposer sur l’individu. » Il rappelle ensuite que, jusqu’aux années 1980, les monopoles étaient vus « comme de mauvaises choses », avant que l’arrivée au pouvoir des néolibéraux Ronald Reagan et Margaret Thatcher ne change la donne.« C’était leur volonté de mettre les consommateurs dans la merde pour que les plus riches en bénéficient, assène-t-il. C’est ce qui a fait que Windows, puis Google, ont pu s’imposer. Techniquement, il est très facile de faire un outil qui enlève toutes les pubs. Mais c’est illégal. Il y a un travail politique à faire pour demander ce droit. On vit les conséquences du programme politique de Reagan et Thatcher. La première solution, pour moi, ce serait donc un programme politique qui va dans l’autre sens. Un programme qui protégerait l’individu des monopoles. »