L’obsession d’une Troisième Guerre Mondiale découle-t-elle d’un désir d’apocalypse ?

John Martin, Paradise Lost, 1824.
John Martin, Paradise Lost, 1824.

Quand la Russie envahit l’Ukraine ou qu’Israël bombarde le Liban, la sphère publique se trouve immédiatement polluée par une idée : ce serait la Troisième Guerre Mondiale qui commence. Un raccourci hâtif et nerveux qui exige de se poser une question : et si le monde était agité par une sorte de désir d’apocalypse ? Professeur de psychologie sociale à l’Université d’Arizona, Jeff Greenberg répond.

En 2012, il était écrit dans un article du site américain WBUR que l’idée d’Armageddon nous permet d’extérioriser l’anxiété sous-jacente que nous éprouvons à propos de notre propre mortalité. Cet article vous citait : « Il y a toujours quelque chose : la bombe atomique, le Communisme, le terrorisme. Nous avons besoin de ces choses contre lesquelles se battre de façon héroïque afin de dépasser notre anxiété et notre impuissance. » J’imagine que la menace d’une Troisième Guerre Mondiale est une de ces choses-là ?

Jeff Greenberg : J’étudie depuis longtemps les moyens par lesquels les gens font face à leur propre mortalité. Ce qui nous différencie des autres espèces, c’est la conscience que nous avons du caractère temporaire de notre existence. Notre principal moyen de gérer ça est de nous considérer comme membres de quelque chose de plus grand qui nous survivra. Ou d’avoir une identité unique qui survivra à notre existence physique, que ce soit en faisant des films, en écrivant des livres ou des articles, en contribuant à la recherche scientifique. On peut sentir que l’on transcende notre mortalité en ayant un impact qui dépasse notre durée de vie. L’idée d’une Troisième Guerre Mondiale ou d’une apocalypse menace ces mécanismes. Mais tu peux combattre ces choses-là. Tu peux te préparer.

D’un certaine façon, ces choses-là sont moins menaçantes que notre mortalité. Ce sont des distractions. On s’inquiète. Ça peut faire peur. Mais jamais autant que cette fâcheuse situation à laquelle nous sommes chacun confrontés en tant qu’individus. Certains aiment grimper des montagnes, aller trop vite en moto. Car la menace de la mort stimule. Leur anxiété vis-à-vis de la mort leur donne envie de cette excitation. Mais ils n’ont pas envie de mourir. Puis la perspective d’une guerre mondiale fait peur, mais ce qui effraie les gens les fascine aussi. Si tu vois un accident sur l’autoroute, tu trouveras ça horrible, mais tu ne pourras pas t’empêcher de regarder pour autant.

Dans un essai intitulé Le sujet exacerbé et son désir d’apocalypse, le professeur de littérature Jean-Pierre Vidal a écrit : « imaginer l’apocalypse est une façon de se venger à l’avance de sa propre mort. » Que pensez-vous de cette idée ?

J’ai écrit sur les fusillades de masse. La plupart des tueurs veulent se venger du monde, de la réalité, de leur situation. Comme si ils se disaient : « je vais être oblitérer, mais tout le reste aussi. » C’est un réconfort. Je pense que la plupart des humains veulent que l’humanité perdure, que leur culture perdure. Mais pour ceux pour qui la réalité est dénuée de sens, il ne reste que la mort. Alors, pourquoi ne pas la faire pleuvoir sur les autres ? Vers la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, Hitler et ses soldats savaient qu’ils étaient foutus. Alors ils détruisaient tout ce qu’ils pouvaient avant d’être détruits eux-mêmes.

Pourriez-vous définir ce qu’est la pulsion de mort, en tant que terme de psychanalyse ? Une société entière peut-elle ressentir une pulsion de mort ?

Je ne suis pas très fan du terme. La seule chose que l’on sait c’est que nous n’existerons bientôt plus. Si on abat les défenses psychologiques qui nous permettent de vivre une réalité symbolique, il ne reste plus grand chose. Dans La Montagne Magique (roman paru en 1924, ndlr), Thomas Mann parlait de la perte de sens que connaissait le XXe siècle. Il avait prévu que cela provoquerait de grands problèmes au siècle suivant, une forme de désespoir. C’est de là que viennent les tueries de masse et la fascination pour l’apocalypse. On surveille souvent les gens dans le couloir de la mort parce qu’on craint qu’ils se suicident. Ils se disent : « pourquoi ne pas en finir ? Pourquoi attendre ? » À un certain niveau, nous sommes tous dans le couloir de la mort.

Dans un article de The Scientific American, Steven Schlozman, pédopsychiatre et auteur d’un roman sur une apocalypse zombie, racontait que beaucoup de ses patients romançaient la fin des temps. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

En partie par l’inévitabilité de la fin de temps. Récemment, un spécialiste du réchauffement climatique me disait que quoi que l’on fasse, on aura d’ici 2050 de grandes inondations, plein de problèmes qui causeront un chaos mondial. Dès 6 ans, un enfant entend parler du réchauffement climatique. Les jeunes d’aujourd’hui ont un plus lourd poids sur les épaules. La mort est plus dans le cadre qu’avant. Alors tu ne peux qu’espérer survivre, dans un monde à la Mad Max ou à la Fallout. Tu imagines comment naviguer dans ce monde, comment reconstruire. Nous sommes tous au courant des horreurs actuelles, de celles de l’Histoire. Il y a plein d’œuvres sur cette idée de recommencer à zéro basées sur l’idée selon laquelle l’humanité pourrait faire mieux. On ne peut que romancer, parce que la réalité risque d’être très laide.

Est-ce dangereux d’autant parler de la Troisième Guerre Mondiale? A force d’en parler, risque-t-on de la rendre réelle ?

C’est possible. Quand tu parles de quelque chose, que tu en fais une réalité possible, ça peut toucher certaines personnes, bouger certaines choses. Au bout d’un moment, certains peuvent se dire : « bon, allez. Amène toi ! » La violence et la menace de violence ont un certain attrait. Un certain pouvoir. Le spectre de la Troisième Guerre Mondiale est un outil politique. On peut augmenter les budgets militaires. Trump dit : « si vous ne votez pas pour moi, il va y avoir une Troisième Guerre Mondiale. » Pour lui, les guerres en Ukraine et au Moyen-Orient sont hors de contrôle du fait de la faiblesse du leadership de Biden. S’il revient au pouvoir, il pourrait éviter la Troisième Guerre Mondiale. Sinon, les portes de l’enfer s’ouvriront. À l’inverse, les Démocrates craignent que Trump fasse des choses agressives qui puissent contribuer à un conflit élargi.

Pensez-vous que beaucoup de gens désirent la Troisième Guerre Mondiale ?

À part certains fabricants d’armes, je ne pense pas. Peut-être que la Troisième Guerre Mondiale ne dérangerait pas des extrémistes de Daesh, si ça peut leur permettre de prendre le dessus… Si ça arrive, ce sera nucléaire. Si tu penses vraiment à ce que ça donnerait, c’est difficile d’être séduit. Mais ceux qui ont l’argent et le pouvoir ne veulent pas de ça. Beaucoup pensent que la Chine veut détruire les Etats-Unis. C’est absurde. Je vous parle grâce à un ordinateur fabriqué en Chine. Elle détruirait sa propre économie. Les grandes puissances sont trop liées les unes aux autres. Il n’y a pas de bénéfices à tirer de tout ça.