À New York, une excentricité architecturale vient de réouvrir ses portes après plus de trois ans d’aménagements visant à empêcher que plus de personnes ne viennent s’y suicider. Pourquoi quatre personnes ont-elles choisi de mourir dans ce décors de science-fiction ? Deux spécialistes en la matière tentent de répondre.
Le 15 mars 2019, ouvrait à Manhattan une structure de 16 étages d’escaliers connectés qui ne vont nulle part, conçue par l’architecte anglais Thomas Heatherwick. On l’a appelé Vessel, le Vaisseau. Entre l’attraction touristique et l’œuvre d’art, cet édifice singulier a été érigé dans le cadre du projet de réaménagement des chantiers de Hudson Yards. « Le Vaisseau offre une expérience iconique, déclare Andy Rosen, Chief Operating Officer des lieux. Chaque visite offre une perspective unique sur la ligne d’horizon de la ville et du fleuve Hudson. C’est devenu un des lieux les plus photographiés de New York. » Dès son ouverture, le Vaisseau a toutefois été critiqué par le milieu architectural et pour son absence d’accès aux personnes à mobilité réduite. Mais si le monument a été fermé au public en janvier 2021, c’est parce que trois individus – une femme de 24 ans, deux hommes de 19 et 21 ans – avaient montés ces escaliers qui vont nulle part afin d’atteindre leur destination finale : le bitume sous-jacent sur lequel leurs corps vinrent s’écraser.
Björk ?
En contorsionnant son visage de façon à faire comprendre à son interlocuteur que ces termes sont évidemment délicats à utiliser lorsque l’on parle du bouleversant phénomène qu’est le suicide, Marie Carey, de la South East Technological University, en Irlande, décrit le Vaisseau tel un endroit « assez cool où mettre fin à ses jours. » Elle grimace. « Il y a beaucoup d’art, autour du Vaisseau. J’ai lu que Björk devait venir y jouer, à un moment donné. C’est branché. Puis c’est aussi pas loin d’un chemin de fer. Ce qui signifie que tu as deux moyens de passer à l’acte. » À la fin du mois de mai 2021, le Vaisseau rouvrait une nouvelle fois ses portes. Cette fois-ci, il était devenu obligatoire, pour s’y rendre, d’être accompagné d’au moins une personne. Alors, le 29 juin, c’est flanqué de ses parents qu’un adolescent de 14 ans vint sauter de la structure. Après une nouvelle période de fermeture longue de plus de trois ans, le Vaisseau rouvrait le 27 octobre dernier, désormais muni de « filets de sécurité » et d’autres mesures visant à ce que les suicidaires aillent faire leurs affaires ailleurs.
Répéter sa dernière scène
Avant de passer à l’acte, une personne désireuse de se suicider doit visualiser comment mettre en oeuvre ses ultimes gestes. C’est dans ce champs d’étude, qu’elle appelle « l’imagerie mentale du suicide », que Marie Carey s’est spécialisée. « Quand j’étais infirmière psychiatrique, j’ai commencé à demander aux gens ce qu’ils visualisaient comme images quand ils pensaient au suicide, raconte-t-elle. Les thérapeutes posent des questions au niveau de la planification d’un suicide, de l’intention, mais rarement de l’image. J’ai constaté que traiter l’image aide à stabiliser la personne. » Mais pas toujours. Un monument public, gratuit jusqu’à sa première fermeture, le Vaisseau permet de « répéter » sa dernière scène. « Si tu contemples l’idée de te suicider, tu imagines les détails, développe Carey. Tu veux faire en sorte de parvenir à tes fins. Si tu imagines faire cela au Vaisseau, tu peux y monter t’entraîner dans ta tête, vérifier si tu veux vraiment le faire et comment. Puis tu as le temps de redescendre ensuite pour réfléchir. »
Pas seuls
Quand on mentionne le Vaisseau à Steven Stack, ce sociologue à la Wayne State University de Détroit et spécialiste de la prévention du suicide répond qu’il en a évidemment entendu parler. Il s’agit selon lui d’un célèbre « suicide hot spot », que l’on traduira maladroitement par « un lieu de suicide connu. » Il en existe partout dans le monde. Stack en a étudié un en particulier, le Sunshine Bridge, en Floride, mais dit que le plus célèbre est sûrement le fameux Golden Gate Bridge de San Francisco, d’où plus d’un millier de personnes auraient sauté vers la mort. « Ceux qui choisissent un hot spot pour mourrir s’y sentent moins seuls, développe Stack. Si d’autres l’ont faits à cet endroit précis, ça leur donne le courage de le faire aussi. Cela rend l’idée du suicide plus légitime. » Mettre fin à ses jours dans un spot aussi fréquenté que le Vaisseau permet de se dire qu’on ne sera pas seul dans la mort au niveau psychologique, mais aussi physique. « Si tu sautes d’une falaise, on peut ne pas te retrouver avant un moment, reprend Carey. Si tu sautes d’en endroit comme le Vaisseau, en ville, on te trouvera instantanément. Certains ont peur d’être seuls et de ne pas être retrouvés. » À l’inverse, une attraction aussi populaire que le Vaisseau suggère que des passants peuvent éventuellement stopper l’action suicidaire. Plus, en tous cas, qu’au bord d’une falaise dominant la mer.
Une certaine noirceur
Mais comment construit-on l’image de son suicide ? La majorité des habitants de la Terre n’a jamais été témoin d’un suicide. Leurs principales ressources sont les livres, les films, les séries. On peut se demander, ainsi, si le Vaisseau pourrait attirer des amateurs de science-fiction. À cela, Marie Carey répond poliment que les « évocations de la culture populaire » ne peuvent pas toujours être adaptées à la science et que « les gens qui sont en vie doivent faire attention quand ils essaient de comprendre les motifs d’un suicide. » Néanmoins, la nature même du Vaisseau fait germer dans sa tête une autre idée : « Ce sont des escaliers qui vont nulle part, conclue-t-elle, avec un sourire triste. Il y a une certaine noirceur là-dedans. Les personnes qui ressentent une douleur psychologique peuvent ressentir qu’elles ne vont nulle part dans la vie. Elle sont sans espoir. L’idée de vouloir mettre fin à ses jours, c’est quelque chose de dévastant. »