Depuis qu’un chercheur chinois en biophysique, He Jiankui, a créé les premiers bébés nés d’embryons génétiquement modifiés, balayant toutes les règles éthiques en vigueur, la communauté scientifique internationale s’inquiète. L’humain pourrait-il bientôt écarter tout le hasard du processus de procréation et choisir à l’avance les traits de sa descendance ?
En cette matinée du 6 mars 2023, sur les pavés rincés par la pluie londonienne, ils sont une poignée de manifestants à tenter de se faire entendre devant le 1 Midland Road. Il est à peine 8 heures lorsque les cinq activistes de Stop Designer Babies (SDB) dégainent leurs panneaux dans cette large rue adjacente à la gare de St Pancras. Ce collectif britannique milite depuis 2018 pour le maintien du consensus international qui interdit les modifications du génome des cellules germinales de l’embryon humain. En d’autres termes, ils ne veulent pas d’un monde dans lequel les bébés pourraient être conçus « à la carte ». « Les gens ordinaires doivent se rassembler pour résister à l’eugénisme qu’on veut nous imposer. Nous devons combattre l’idée que l’on puisse un jour fabriquer des humains génétiquement modifiés (HGM) », martèle David King, coordinateur de SDB.
En février 2023, le collectif britannique et d’autres groupes allemands, français ou encore américains ont créé une coalition qui réunit aujourd’hui une quarantaine d’associations partout dans le monde. « Plutôt que de promouvoir une compétition à base “d’amélioration” génétique d’embryons et de mobiliser un déterminisme biologique oppressif pour décider ce qui constitue un “meilleur” être humain, nous envisageons un monde qui célèbre et accepte toutes les diversités, individuelles et collectives », expose le manifeste de cette coalition sur son site Internet.
Historiquement, l’eugénisme est forcément à rattacher aux horreurs du régime nazi et à son projet de purification de la race.
La date et le lieu de cette action n’ont pas été déterminés par hasard. C’est à cette adresse qu’est installé le Francis Crick Institute, un organisme de recherche biomédicale multidisciplinaire qui regroupe environ 1 000 scientifiques et où doit se tenir ce jour-là l’ouverture du troisième sommet international de l’édition du génome humain. La manifestation de SDB a des allures de David contre Goliath, face à cette grand-messe de la recherche sur la génétique qui durera trois jours et réunira des centaines de chercheurs, avocats et éthiciens du monde entier. « Les scientifiques viennent présenter leurs données, mais il s’y déroule aussi des discussions sur les considérations légales et éthiques des différents pays du monde », précise Christophe Galichet, chercheur au Francis Crick Institute. Sur les banderoles et pancartes des manifestants, les messages sont lapidaires : « Non aux HGM » ou encore « Plus jamais d’eugénisme ».
Embryons génétiquement modifiés
Alors qu’ils déploient leurs écriteaux, les participants au sommet commencent à rejoindre l’immense bâtiment vitré pour prendre place dans l’auditorium. Ce sommet international est, pour les activistes de SDB, le symbole de ce qu’ils combattent : une fuite en avant de la science qui, sans réaction, pourrait mener à un eugénisme généralisé. C’est d’ailleurs une annonce faite à Hong Kong cinq ans plus tôt, lors de la deuxième édition de cet événement, qui a motivé la création du collectif. En novembre 2018, le chercheur chinois en biophysique He Jiankui y dévoile que son équipe a créé avec succès les premiers bébés nés d’embryons génétiquement modifiés afin d’être rendus résistants aux souches du VIH de type M.
La déclaration fait un tollé dans la communauté scientifique et la presse. Les spécialistes de la génétique s’empressent de condamner ce passage à l’acte. « Ce qu’a fait He Jiankui contrevient à tous les principes de l’éthique. Non seulement parce que c’est illégal, mais aussi parce qu’il n’y avait aucune justification médicale à cette manipulation. Il y a bien d’autres manières de se protéger du VIH que de modifier le génome », assure Hervé Chneiweiss, président du comité d’éthique de l’Inserm présent il y a cinq ans à Hong Kong.
Pour mener à bien sa manipulation, le scientifique chinois a utilisé la technologie CRISPR-Cas9. Il s’agit d’une sorte de ciseau moléculaire qui ouvre la possibilité d’effectuer des corrections géniques précises. La technique est révolutionnaire puisque plus rapide et beaucoup moins coûteuse que tout ce qui a été utilisé jusque-là. Elle a même permis à Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna, les deux scientifiques qui l’ont développée, de décrocher le prix Nobel de chimie en 2020. « Elle est déjà utilisée avec de très bons résultats, notamment pour guérir des maladies génétiques qui affectent l’adulte, comme des maladies qui touchent le sang ou les poumons », précise Christophe Galichet.
« Depuis le XVIIe siècle, on a considéré que la vocation de l’homme était de s’opposer au destin et à la fatalité. Et aujourd’hui, il a une accélération dans cette attitude »
L’outil est prometteur mais pas dénué de risque lorsqu’il est appliqué à l’embryon. « On s’est rendu compte que CRISPR-Cas9 pouvait avoir des effets néfastes. Ça peut marcher, mais c’est très dangereux et on peut commencer à produire des embryons avec des chromosomes qui ne sont pas au bon endroit ou en supprimer certains », ajoute le chercheur. Appliquer CRISPR-Cas9 sur des embryons reviendrait donc à recourir à un traitement à l’aveugle, en laissant au hasard le développement d’effets secondaires irrémédiables.
He Jiankui, qualifié de Frankenstein dans la presse de son pays, a donc ouvert la boîte de Pandore en faisant ce que tout autre scientifique se refusait à faire. En décembre 2019, le chercheur a été condamné en Chine à trois ans de prison. Le tribunal a considéré qu’il avait délibérément violé les réglementations médicales et appliqué de manière irréfléchie la technologie CRISPR-Cas9 à la médecine reproductive humaine. Lors d’une conférence donnée à la fin du mois de mars dernier à l’université du Québec à Montréal, la prix Nobel Emmanuelle Charpentier se montrait rassurante sur l’utilisation CRISPR-Cas9, mais mettait tout de même en garde : « Le danger de la technologie n’est pas la technologie en soi, mais ce qu’on veut faire avec la technologie. On doit utiliser CRISPR-Cas9 pour soigner des maladies, pas pour transformer l’être humain. »
Ce qui inquiète, ce sont justement d’éventuelles nouvelles tentatives afin de modifier les caractéristiques génétiques d’embryons. Selon certains, CRISPR-Cas9 pourrait être utilisé pour fabriquer des êtres humains à la carte. Ne serait-il pas possible à moyen terme de choisir la couleur des yeux, des cheveux, la carrure ou même le QI de son futur enfant ? Au-delà du danger direct pour l’individu à naître, ces éventuelles manipulations posent de nombreuses questions légales, éthiques et philosophiques.
Orwell, Huxley et Darwin
Dès l’annonce des travaux de He Jiankui, le mot « eugénisme » est très vite lâché par les médias du monde entier. Comme pour chaque avancée technologique révolutionnaire qui semble échapper à l’homme, laissant entrevoir un avenir dystopique, les précurseurs de la littérature de science-fiction, dont George Orwell et Aldous Huxley, sont convoqués dans les débats. Cette image de fuite en avant fait mauvaise presse à CRISPR-Cas9. Historiquement, l’eugénisme est forcément à rattacher aux horreurs du régime nazi et à son projet de purification de la race.
Mais le mot est bien antérieur. Il a été conceptualisé par Francis Galton, le cousin de Charles Darwin, à la fin du XIXe siècle. « Galton comprend bien les conséquences du darwinisme. Si ses lois peuvent s’appliquer à l’homme, pourquoi on se fierait à la nature qui est lente, qui opère par erreur, alors qu’on pourrait faire comme avec les chevaux et orienter la sélection », résume Marc Palenicek, doctorant en droit médical et de la santé à Paris VIII. Toutefois, il convient d’en différencier deux formes.
L’eugénisme autoritaire se veut coercitif et a marqué l’histoire par des stérilisations de masse ou par l’extermination de populations. Il s’oppose à l’eugénisme libéral qui se caractérise par le fait que des individus choisissent certains traits de leur descendance. Celui-ci est accepté et pratiqué au moins depuis l’autorisation du diagnostic prénatal. Les parents peuvent ainsi choisir d’écarter l’embryon ou le fœtus in utero dans les cas de maladies particulièrement graves d’origine génétique ou infectieuse.
Mais le mot pose tellement problème que le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) estimait dans un rapport de 2022 « qu’il n’existe à ce jour en France aucune pratique qui en réunit les caractères intrinsèques, à savoir l’objectif explicite de l’amélioration de l’espèce humaine, avec pour moyen la sélection des personnes par élimination ou contrôle reproductif, via une politique d’état coercitive ». Et donc que son usage pour qualifier la médecine reproductive contemporaine et du futur est à rejeter.
Génome modifié
« Depuis le XVIIe siècle, on a considéré que la vocation de l’homme était de s’opposer au destin et à la fatalité. Et aujourd’hui, il a une accélération dans cette attitude », note le philosophe Jean-Michel Besnier. La fin du hasard dans la procréation pourrait selon lui représenter un danger : « Le hasard est constitutif de la vie biologique, il est un facteur de liberté et s’oppose à une société totalitaire qui déciderait de la configuration et de la qualité des individus qu’on ferait naître. » Le problème vient aussi du fait que modifier le génome reviendrait à créer quelque chose d’irréversible et exercé sans consentement. « Forcément, on est attentatoire à l’espèce puisqu’on transforme la lignée génétique, on prend une décision pour la descendance », ajoute-t-il.
Le philosophe voit également ici la tentation de livrer le corps humain à une logique de marché. Les possibilités offertes par la science seraient alors une porte laissée ouverte au capitalisme à l’intérieur même des organismes. L’eugénisme deviendrait ainsi le stade suprême du capitalisme. « Il y a là une ambition de se rendre maître et possesseur de la nature humaine. On ne peut pas parler de toutes ces transformations sans évoquer la frénésie des nouveaux entrepreneurs, des techno-prophètes comme des transhumanistes », conclut Jean-Michel Besnier.
Aujourd’hui, un consensus international subsiste encore sur l’interdiction de l’implantation d’un embryon dont le génome a été modifié. La recherche est elle aussi très encadrée. Les expérimentations sont généralement menées sur des embryons d’animaux ou sur ceux d’humains qui ne sont pas destinés à être implantés dans un utérus. En France, il peut s’agir de ceux issus de fécondation in vitro (FIV) qui présentent des anomalies précoces de leur développement ou ceux sur lesquels a été réalisé un diagnostic préimplantatoire et qui sont porteurs d’une altération génique ou chromosomique.
« Il y aura autant d’écart entre les personnes augmentées et les autres que celui entre l’humain et le chimpanzé aujourd’hui »
Il peut s’agir aussi des embryons surnuméraires qui ont été congelés à l’occasion d’une FIV mais qui ne font plus l’objet d’un projet parental. Certains interdits ont été réaffirmés par la loi bioéthique de 2021 comme la création de chimères par adjonction de cellules animales dans un embryon humain, la création d’embryons à des fins de recherche, le clonage et la réimplantation d’embryons destinés à être implantés. « C’est un garde-fou, on ne peut pas faire n’importe quoi. L’idée est toujours de protéger la dignité et l’intégrité de l’espèce humaine », souligne Marc Palenicek.
Des garanties qui paraissent minces à David King. Selon lui, différents acteurs de la génétique dans le monde souhaiteraient une législation plus souple sur l’édition germinale du génome et joueraient de leur influence sur les politiques pour arriver à leur fin. « Des groupes de scientifiques à la British Royal Society ou l’US National Academy of Sciences voudraient aller dans ce sens. C’est particulièrement le cas en Angleterre et nous pensons qu’il y aura un effort dans cette direction dans les prochaines années », projette David King.
Il cite notamment Robin Lovell-Badge, un scientifique membre du Francis Crick Institute et de la Royal Society, comme un des artisans principaux de ce lobbyisme. « Il est particulièrement problématique pour nous. Depuis cinq ans, on le voit dans tous les comités et il s’assure que les recommandations laissent la porte ouverte à la légalisation de l’édition du génome humain », assure le coordinateur de SDB.
Germinale
Quelques semaines avant sa mort en 2021, le généticien français Axel Kahn analysait dans une interview à Radio Nova le but recherché par ceux qui militent pour l’application de thérapies géniques germinales. « Tous ceux qui disent que c’est formidable et qu’il faut s’y engager ont quelque chose en tête : c’est l’amélioration de l’homme. Si vous voulez modifier génétiquement des lignages humains pour qu’ils aient des traits supposément avantageux, alors c’est comme ça qu’il faudrait faire. » Certains signes démontrent d’ailleurs que les limites à ne pas dépasser pourraient un jour bouger. « L’équivalent du CCNE québécois s’est saisi de la question de l’édition germinale. Pour l’instant, il y a consensus pour la décrier, mais le comité a déterminé qu’il convenait d’avoir une attitude pragmatique et de voir dans les faits ce qui pose problème déontologiquement et si les techniques sont prêtes pour éventuellement réfléchir à des protocoles », explique Marc Palenicek.
La ligne rouge se voit donc repousser étape par étape en fonction des avancées de la recherche. L’arrivée de CRISPR-Cas9 pourrait représenter la marche suivante. « On va toujours vers quelque chose de plus permissif, ajoute le spécialiste du droit de la santé. En France, les lois de bioéthique l’illustrent parfaitement. Depuis 1994 jusqu’à aujourd’hui, à chaque fois, le cadre posé par la loi précédente est assoupli. » Pour Hervé Chneiweiss, tout cela relève aujourd’hui de la science-fiction. Notamment parce qu’à ce stade, la science ne serait pas en mesure de modifier les gènes sur les embryons afin d’augmenter un individu.
Le choix du sexe
« On pourrait à la limite faire un être humain diminué. Mais cela ne serait pas intéressant. À part si on considère, par exemple, que nous sommes trop grands. On pourrait toujours limiter l’expression des gènes de croissance et mimer le génome des pygmées ou de certaines formes de nanisme. Pourquoi pas si un jour on estime qu’avec nos tailles actuelles, nous sommes consommateurs de trop de ressources. Mais cela relève de la dystopie », estime le président du comité éthique de l’Inserm. La création de l’être parfait selon les normes actuelles ne serait donc pas pour tout de suite.
Si la manipulation ne le permet pas, la sélection génétique des embryons pour choisir certains traits de sa descendance a déjà commencé. Celle-ci est déjà pratiquée en cas de recours à une FIV et majoritairement à des fins médicales. Lors du diagnostic préimplantatoire, d’éventuelles anomalies génétiques ou chromosomiques sont recherchées. Les parents ont alors le choix d’éviter de concevoir un enfant souffrant d’une maladie. Cependant, les possibilités offertes par la technique peuvent aujourd’hui dépasser les questions de santé. Si le choix du sexe de l’enfant lors d’un diagnostic préimplantatoire est illégal en France, la pratique est autorisée dans certains états américains.
Prévoir le QI avec précision
Le pays compte plus de 500 cliniques spécialisées dans la fertilité, dont plusieurs dizaines rien qu’en Californie. « Vos rêves d’avoir une famille équilibrée et en bonne santé peuvent devenir réalité dans nos cliniques, grâce à l’option de sélection du sexe de votre futur bébé. Vous serez entre les meilleures mains avec des conseils et des soins à chaque étape du processus », annonce très simplement sur son site Internet la clinique Pacific Fertility Center Los Angeles. Toujours en Californie, le Fertility Institute propose aux parents de choisir la couleur des yeux de leur enfant contre un chèque de 20 000 dollars. Dans le New Jersey, l’entreprise Genomic Prediction effectue principalement des tests permettant de dépister un handicap mental.
Son fondateur, Stephen Hsu, également vice-président de la recherche à l’université d’État du Michigan, se targue également de pouvoir repérer un QI très bas sur un embryon. En 2019, celui-ci affirmait dans une interview donnée au Guardian que les avancées scientifiques rendraient bientôt possible de classer de manière fiable les embryons selon leur potentiel intellectuel : « Les prévisions précises de QI seront possibles, si ce n’est dans les cinq prochaines années, ça sera certainement dans les dix prochaines. Je prédis que certains pays les adopteront. »
Cette vision très anglo-américaine de ce que peut permettre la génétique relève de l’utilitarisme procréatif. Elle s’oppose d’une certaine façon à la défense de la dignité humaine qui est la norme en Europe continentale, et est davantage permissive et individualiste puisqu’elle considère que c’est le devoir moral des parents de faire ce qui est supposément bon pour l’enfant. Cette théorie s’applique donc logiquement aux manipulations médicales, mais « le même raisonnement peut s’étendre au phénotype de la personne à naître (taille, sexe, QI, etc.) si les parents estiment, à tort ou à raison, que tel ou tel trait fera le bonheur de leur enfant », explique le sociologue Jean-Hugues Déchaux dans son article « Un bébé presque parfait » paru en 2018 dans La revue des idées.
IA et ADN
Selon Laurent Alexandre, chirurgien et président de DNAVision, leader en Europe dans le domaine du séquençage de l’ADN, l’être humain amélioré d’une façon ou d’une autre sera la seule réponse possible aux défis qui s’imposeront dans nos sociétés dans les années à venir. « Les transhumanistes convaincront l’opinion que la naissance est trop hasardeuse et que le bébé à la carte est plus rationnel : le tri des embryons par FIV, favorisé par le désir d’enfant parfait qui habite beaucoup des parents, deviendra une étape de toute grossesse raisonnable », assure-t-il. Face au développement de la machine, l’être humain n’aura pas d’autre choix que de s’adapter. « Le QI moyen de Chat GPT augmente de 3 points par mois. On va trouver normal dans le futur que l’on augmente les capacités mentales », prévoit-il. Selon lui, le mouvement sera lancé par les élites intellectuelles qui n’accepteront pas un écart trop important avec la machine.
Il prévoit que cette augmentation de l’humain touchera ensuite la société tout entière, puisque son coût deviendra à l’avenir dérisoire. « De toute façon, c’est inévitable. Ou alors des gens seront laissés sur le bord de la route. Ceux qui n’auront pas une intelligence suffisante ne pourront pas participer aux prises de décision. Il y aura autant d’écart entre les personnes augmentées et les autres que celui entre l’humain et le chimpanzé aujourd’hui », anticipe Laurent Alexandre. Déterminer les capacités physiques, la couleur des cheveux ou des yeux pourrait ne devenir qu’un eugénisme marginal face à l’enjeu de l’intelligence.
L’IA deviendrait donc la justification ultime de l’augmentation de l’être humain, mais aussi son moyen. Celle-ci est déjà utilisée dans les laboratoires pour le séquençage des embryons à implanter lors de l’analyse des chromosomes. « Si le diagnostic prénatal permet aujourd’hui l’élimination du “pire”, avec la suppression du fœtus présentant des malformations, le diagnostic préimplantatoire permettrait la sélection des “meilleurs”, en triant les embryons obtenus par FIV. En allant plus loin, on peut prévoir que l’IA pourra aider à modifier l’ADN du bébé et, par exemple, à le rendre plus intelligent », imagine-t-il.
Généticiens versus gynécologues
Les prémonitions du patron de DNAVision pourraient sans problème être tirées d’un roman ou d’un film de science-fiction. Ce genre littéraire et cinématographique fourmille de projections sur ce que pourrait devenir la procréation humaine dans des sociétés eugénistes. Il sert même parfois de base à des réflexions philosophiques ou éthiques sur le sujet. « Bienvenue à Gattaca d’Andrew Niccol est vraiment LE film qui traite de ces questions d’eugénisme », estime Natacha Vas-Deyres, agrégée de lettres modernes et spécialiste de la science-fiction. Dans ce long-métrage de 1997, les généticiens ont remplacé les gynécologues et les parents peuvent sélectionner les traits de caractère, le patrimoine génétique et donc le destin de leur enfant, créant ainsi un bébé sur catalogue.
Grâce au génie génétique, il est désormais possible pour les parents de déterminer l’avenir de leurs enfants avant leur naissance, créant ainsi une nouvelle sous-classe qui n’est plus déterminée par le statut social ou la couleur de peau. Mais la science-fiction est bien antérieure aux années 1990. En 1932, dans Le Meilleur des Mondes, Aldous Huxley anticipe déjà le développement de technologies scientifiques qui mène à un eugénisme autoritaire. La procréation naturelle est remplacée par une production de bébés en série, où la manipulation génétique est monnaie courante. « Ici, la SF soulève des enjeux sociétaux tels que la création d’une hiérarchie de classes sociales basée sur l’intelligence des individus, ainsi que des questions sur la natalité et son rôle dans la société », analyse Natacha Vas-Deyres.
Dans la science-fiction, la dialectique entre fertilité et infertilité est également souvent abordée. « L’infertilité peut conduire à des sociétés particulières, post-apocalyptiques, comme dans les films Les Fils de l’homme ou La Servante écarlate. Le problème de la procréation est alors central, avec comme conséquence l’asservissement des femmes », explique-t-elle. À l’inverse, une procréation non contrôlée peut conduire à une surpopulation et à des mesures coercitives telles que l’eugénisme extrême. « C’est ambivalent, l’infertilité peut être considérée comme la mort de l’espèce humaine qui n’arrive pas à assurer sa pérennité. Et d’un autre côté, la surpopulation peut conduire à des épisodes apocalyptiques », précise la spécialiste de la littérature de science-fiction. C’est d’ailleurs le cas dans des œuvres comme Soleil vert (Make Room ! Make Room !) de Harry Harrison ou encore Tous à Zanzibar de John Brunner.
La gestation par la machine
La vision la plus extrême est certainement celle présentée dans le film Matrix. Les images montrent des machines qui maîtrisent la procréation alors que la gestation de la grande majorité des enfants est assurée par des utérus artificiels pendant que leurs esprits sont projetés dans un métavers. « Il y a cette vision très dérangeante de bébés équipés de prises pour que les machines puissent les nourrir. C’est le stade ultime : la gestation par la machine. L’humain est dépossédé de sa nature », analyse Natacha Vas-Dereyes. Cette projection de la machine prenant en charge la gestation humaine imaginée par les Wachowski a également fait le sujet d’un livre publié en 2005 par le médecin et philosophe français Henri Atlan. Dans son ouvrage L’utérus artificiel, il explore les implications éthiques, sociales et scientifiques d’une telle technologie.
Il imagine la réduction des risques pour la santé maternelle et fœtale, mais aussi ceux d’abus potentiels comme l’exploitation commerciale de la reproduction humaine. Henri Atlan soulève également des questions sur la définition de la vie et sur ce qui fait l’humanité. Ici aussi, la science-fiction semble avoir visé juste. Les recherches les plus avancées sur les utérus artificiels ont été menées sur des animaux, notamment sur des moutons, conduites jusqu’à un terme avant l’organogenèse, – NDLR étape de formation des organes -. « Les questions fondamentales qui se posent sont liées aux mécanismes de notre humanisation qui résultent de notre génome humain et de nos interactions avec les autres humains, et qui commencent très tôt, dès que le système nerveux se forme dans le ventre de la mère », explique Hervé Chneiweiss.
Utérus artificiel
Au cinquième mois de grossesse, le fœtus réagit déjà aux signaux et stimulations. Le sujet fondamental est donc celui de la maturation fœtale dans un utérus non humain. Cette question est aujourd’hui des plus pertinentes selon le président du comité d’éthique de l’Inserm, avec l’utilisation croissante des écrans chez les jeunes enfants. « En effet, le fait de remplacer l’interaction avec des humains par des écrans peut engendrer des troubles majeurs du développement psychologique de l’enfant. Il est donc crucial de se demander quel humain sera produit demain en l’absence d’interactions avec la mère lors de la gestation », assure-t-il.
De son côté, Laurent Alexandre imagine déjà la scène. Le fait de faire porter un enfant à une machine ne pose selon lui pas de problème. D’autant que cette technologie pourrait venir régler d’autres problèmes éthiques, posés notamment par la GPA. « Et ce n’est pas très compliqué techniquement. Finalement ce n’est que la synthèse d’une couveuse et d’un appareil de dialyse. En 2050, on installera son utérus artificiel dans le salon et on pourra lui parler », sourit le président de DNAVision.
Thibault Barle