Les élections sénégalaises auraient pu être un fiasco. Mais une IA a remis de l’ordre dans les programmes politiques

Parade électorale du parti Pastef d’Ousmane Sonko et Bassirou Diomaye Faye à Dakar le 17 mars 2024. - © Pierre Laborde
Parade électorale du parti Pastef d’Ousmane Sonko et Bassirou Diomaye Faye à Dakar le 17 mars 2024. - © Pierre Laborde

Avec l’élection du président Bassirou Diomaye Faye le 24 mars 2024, le Sénégal a vécu une transition démocratique inattendue. Pour choisir leur candidat, les électeurs ont pu compter sur un nouvel outil : une application d’intelligence artificielle baptisée Jàngat.

Les électeurs du Sénégal avaient l’embarras du choix, le 24 mars 2024 dernier, pour déterminer lequel des vingt candidats serait le plus apte à relever les défis du pays. Pour chaque candidat, des dizaines de pages d’informations détaillant les promesses politiques, noyées dans un flux d’informations à donner la nausée, en ligne, sur les murs de la ville, devaient permettre d’éclairer leur vote tant bien que mal. Un capharnaüm indigeste pour de nombreux électeurs sénégalais…jusqu’à la mise en place de l’application Jàngat le 9 mars. Un outil inédit pour mieux naviguer parmi les différents programmes politiques, grâce à l’intelligence artificielle.

Sans lui, il y avait de quoi s’y perdre, tant le processus électoral au Sénégal a connu d’importants soubresauts jusqu’à l’élection du candidat antisystème Bassirou Diomaye Faye le dimanche 24 mars 2024. Un temps soupçonné de vouloir se représenter pour un troisième mandat, le président Macky Sall avait finalement désigné son ancien Premier ministre Amadou Ba pour lui succéder à la tête de l’État. Mais après l’emprisonnement des opposants Ousmane Sonko et Bassirou Diomaye Faye, le président sénégalais avait déclenché l’ire de la population en annonçant un report sine die de l’élection initialement prévue le 25 février.

Validée par le Parlement mais sanctionnée par le Conseil Constitutionnel, cette décision a obligé Macky Sall à organiser ce vote le 24 mars, dix jours après la libération de Diomaye Faye. En dépit des troubles qui ont secoué le pays pendant plusieurs semaines, l’élection a pu se dérouler sans accrocs majeurs. Le 2 avril, Bassirou Diomaye Faye a pu entrer au palais présidentiel de Dakar suite à son écrasante victoire dès le premier tour avec 54,28% des voix face à Amadou Ba et aux dix-huit autres candidats.

Violences dans les rues de Dakar lors des manifestations contre le report des élections présidentielles au Sénégal, le 9 février 2024. - © Willy Kemtane
Violences dans les rues de Dakar lors des manifestations contre le report des élections présidentielles au Sénégal, le 9 février 2024. – © Willy Kemtane

Au milieu de cette intense agitation politique, polarisée autour des deux favoris, une certaine confusion régnait pour que les Sénégalais puissent voter de façon éclairée. « Nous avions constaté que les programmes des candidats n’occupent pas une place importante dans le processus électoral », explique Ndiaye Dia, co-fondateur de l’Institut des Algorithmes du Sénégal (IAS). Pour remédier à cela, l’ingénieur en machine learning et trois de ses collègues décident de développer un outil numérique : une application utilisant l’intelligence artificielle et permettant à chacun de consulter facilement et gratuitement les propositions des vingt candidats. 

En se rendant sur l’application, l’utilisateur est invité à sélectionner un candidat et une ou plusieurs thématiques – agriculture, jeunesse, santé, etc. De là, les algorithmes de Jàngat fouillent les programmes, extraient chacune des propositions concernées et les affichent dans une nouvelle interface à disposition de l’électeur. « Les algorithmes d’intelligence artificielle sont basés sur des LLMs, les mêmes modèles qu’utilise ChatGPT », détaille Ndiaye Dia. Jàngat – qui signifie analyser, décortiquer, étudier, en wolof – voit le jour en à peine deux mois de développement. « Cela aurait dû être encore plus rapide » assure l’ingénieur. « Comme beaucoup de monde, le report des élections nous a démotivés et le développement s’est arrêté trois semaines ». 

31,7% des ménages sénégalais ont accès à Internet

Dès la première semaine de déploiement le 9 mars 2024, plus de 11 000 personnes se connectent sur la plateforme pour consulter les programmes politiques. Et sur les dix derniers jours de la campagne électorale, ce sont 19 000 utilisateurs qui se rendent sur Jàngat. « Nous avons suivi les statistiques de près et on a pu constater que les utilisateurs n’étaient pas seulement des citoyens lambda mais aussi des médias, des acteurs de la société civile et des partis politiques », raconte Ndiaye Dia. À l’issue de la campagne électorale, des tendances claires se dégagent sur les thématiques choisies : justice, éducation et numérique trustent les premières places. « Ces résultats vont bien au-delà de nos attentes. Jàngat n’est pas un projet commercial mais d’utilité publique et l’utilisation du numérique, des outils digitaux, est peu promue dans la société sénégalaise », explique l’ingénieur.

Plus que l’absence de promotion du numérique par les autorités, l’illectronisme est encore très fort au Sénégal. Selon la dernière étude de l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD), seuls 31,7% des ménages avaient accès à Internet (avec un accès individuel estimé à 43%) en 2019. La fracture numérique entre les populations rurales et urbaines est encore plus flagrante : 56,9% des Dakarois y ont accès, un peu plus d’un tiers des habitants des autres zones urbaines contre à peine 15,9% des ruraux. Des chiffres en très légère augmentation depuis le lancement de la Stratégie Sénégal Numérique 2016-2025, soutenue par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). Malgré ces importantes disparités, le secteur du numérique contribue pour plus 10% du PIB du pays et fait du Sénégal le premier pays africain en termes de poids d’Internet dans l’économie (3,3%). 

Des partenariats avec d’autres pays africains

Suite à cette transition démocratique et ce succès, Ndiaye Dia et l’IAS ont décidé de poursuivre le travail pour améliorer l’application d’intelligence artificielle. Alors que Jàngat ne permet pour l’instant qu’une lecture facilitée des programmes politiques, la petite équipe d’ingénieurs ambitionne d’incorporer une fonctionnalité de lecture vocale. « Si l’on arrive à mettre au point cette option et que le texte puisse être lu en français et en wolof, cela pourrait permettre à tout le monde d’y accéder. Les habitants d’un village reculé qui n’ont pas de téléphone auraient un accès différent et potentiellement collectif grâce à la voix ». 

En plus de cette amélioration, une autre version de Jàngat est en cours de préparation. Cette fois-ci, à destination de l’administration sénégalaise. « Ce sera un outil d’analyse de documents. Le but est de faire gagner du temps, de pouvoir faire des audits rapides de milliers de pages, de repérer des erreurs et d’isoler certaines thématiques » explique Ndiaye Dia. Un projet ambitieux qui s’inscrit dans la Stratégie nationale du Sénégal sur l’Intelligence Artificielle, dévoilée par le précédent gouvernement en 2023 et co-financée par l’Union Européenne. 

Le travail des ingénieurs de l’IAS a aussi attiré le regard des pays voisins sur le continent. Sans avoir signé d’accords définitifs, le créateur de Jàngat révèle être déjà en discussion avec des partenaires au Bénin et en Côte d’Ivoire, dont les élections présidentielles auront lieu en 2025. « Il y a un certain dynamisme sur ces questions d’intelligence artificielle en Afrique de l’Ouest, il y a des synergies intéressantes à nouer » estime Ndiaye Dia. Avec Jàngat, l’ingénieur ne se contente pas de participer à l’amélioration du processus démocratique au Sénégal mais espère avoir donné un coup de fouet au secteur de l’IA en Afrique.