À l’Institut Curie, le chimiste Raphaël Rodriguez a mis au point une molécule qui pourrait enrayer le développement des métastases, ennemies les plus coriaces des chercheurs dans leur lutte contre le cancer. Membre de son équipe depuis une décennie, Sebastian Müller raconte ce combat, gorgé d’espoir.
Depuis quand travaillez avec Raphaël Rodriguez ? Comment vous-êtes vous retrouvé, personnellement, à combattre les métastases ?
Sebastian Müller : Je travaille dans son labo depuis 2016, mais je le connais depuis 2006. Raphaël et moi avons un parcours similaire. Il était en post-doc dans le labo où j’ai fait mon doctorat, en Angleterre. En 2011, j’ai rejoint l’Institut Curie, où l’on travaille sur le cancer. On se demande toujours ce qu’il y a de plus important pour les patients. À peu près 70% des décès sont liés aux métastases. Forcément, c’est un enjeux majeur.
Qu’est-ce que sont les métastases, exactement ?
C’est un mot qu’on utilise beaucoup, qui fait peur, mais les gens ne sont pas toujours sûrs de ce que ça veut dire. En fait, ce sont des tumeurs secondaires. A partir d’une tumeur primaire, des cellules se dissocient et se baladent dans le corps. Une seule cellule peut fonder un métastase. Elle vient, par exemple, du pancréas et va se balader ailleurs, couramment dans le foie, les ganglions ou les poumons, où elle crée une deuxième tumeur. Puis peut-être une troisième, une quatrième. De nos jours, il y a beaucoup de cancers pour lesquels on peut faire de la chirurgie ou de la chimiothérapie sur les tumeurs primaires. Mais s’il y en a partout, ça devient très compliqué. Irradier tout un corps, c’est impossible.
Comment se diffusent les métastases ?
Il existe une sous-population de cellules responsable des métastases. Ce que l’on a trouvé avec notre travail, c’est que ces cellules ont une addiction à plusieurs métaux, notamment le fer. Elles en ont besoin pour faire leur travail : pour se balader, pour changer d’état et former des métastases. Mais on peut exploiter ce besoin de fer. C’est aussi une vulnérabilité.
Elles peuvent faire une overdose de fer, en somme ?
Ce n’est pas tout à fait une overdose. D’habitude, le fer engendre un processus A. Nous, nous exploitons le fer pour provoquer une réaction chimique dans la cellule, un processus B, qui est un processus d’oxidation. C’est semblable à la rouille que vous observeriez sur un morceau de métal. La rouille tue les cellules.
Avec Raphaël Rodriguez, vous avez donc mis au point une molécule qui pourrait empêcher le développement des métastases. Je sais qu’il travaille là-dessus depuis 13 ans. Comment l’avez-vous créée ?
Pour que tout soit clair, j’aimerai d’abord préciser qu’on ne tue pas les métastases. On tue les cellules qui peuvent les former. Si vous avez une tumeur, avec une sous-population de cellules qui peuvent faire des métastases et qu’on en tue, on réduit la capacité de la tumeur de se métastaser. En fait, c’est dans un certain compartiment de ces cellules, que l’on trouve plus de fer. Pour exploiter ce fer, il faut deux propriétés. D’abord, il faut une propriété qui permet à la molécule de se rendre dans ce compartiment où l’on trouve plus de fer. On a donc pris une molécule qui, on le savait, pouvait faire ça. Puis on l’a soudée avec une autre molécule qui peut exploiter cette chimie du fer. Une partie de notre molécule détermine où elle va et une autre, ce qu’elle fait, comment elle active le fer, tuant la cellule par la rouille.
Ma question précédente demeure au conditionnel. Pourquoi ? Que reste-t-il à faire ?
Nous sommes encore dans une phase pré-clinique. Il reste encore des étapes avant de placer nos mécanismes dans un corps humain. Mais nous en sommes proches. C’est important de préciser tout ça, parce que des gens souffrent de ces maladies en ce moment même. Certains contactent Raphaël… Ils demandent quand ils pourraient mettre notre molécule dans leurs corps. Il faut donc bien insister sur le fait qu’il y a encore tout un développement clinique à réaliser.
Que répondez-vous d’autre à ces personnes ?
On les réfère à des oncologues qui ont des approches déjà approuvées. Il faut être très clair : on ne peut pas mettre cette molécule dans leurs corps dans deux semaines. C’est impossible. Pour développer une molécule du stade actuel jusqu’à ce qu’elle puisse être mise dans un corps, il faut au moins cinq ans. Après, ça depend aussi des cas. Certaines personnes avec des métastases ont une espérance de vie qui ne dépasse pas quelques semaines. D’autres, ont actuellement une espérance de vie de quelques années. Pour ces personnes-là, ce serait peut-être possible… Avec l’Institut Curie, il est facile de faire de la recherche avec les hôpitaux. On pourrait potentiellement réaliser de premiers tests cliniques d’ici un à deux ans… Quoi qu’il en soit, on peut espérer des résultats concrets dans cinq ans.
Dans la grande lutte mondiale contre le cancer, quelle est l’importance de cette molécule ? A quel point nous rapproche-t-elle carrément de la fin du cancer ?
On étudie notre molécule sur plusieurs types de cancer. On a commencé avec le cancer du sein, puis le pancréas, puis les sarcomes, qui sont très chiants. Ils poussent un peu partout dans le corps et sont toujours mortels. Maintenant, on étend l’étude aux poumons, au colon, à la prostate, puis aux ovaires. D’autres types de cancers très embêtants. Grâce à des biopsies, à des échantillons venant de patients, on peut se permettre de penser que le mécanisme est universel… On n’a pas encore étudié tous les types de cancers, mais le mécanisme est présent sur tous ceux que l’on a étudié. Parler de « fin du cancer », ce sont de trop grands mots, mais on aurait peut-être là une grande arme contre les métastases, qui représenterait un grand changement dans cette lutte.
Certains parlent déjà de vous attribuer le prix Nobel de médecine…
On va attendre encore un peu…