Spiritualité et nouvelles technologies : pourquoi ce paradoxe n’est-il possible qu’à la Silicon Valley ?

Elon Musk, Mark Zuckerberg, Jeff Bezos, Anthony Levandowski… Depuis qu’une poignée de gourous de la tech’ californienne dicte ses préceptes à l’économie mondiale, un nouveau terme est apparu : le techno messianisme, mélange de capitalisme effréné et de spiritualité importée d’Asie. Olivier Alexandre, chercheur au CNRS, sociologue et auteur de La Tech. Quand la Silicon Valley refait le monde (2023, Seuil), nous explique pourquoi ce concept paradoxal n’est possible qu’à la Silicon Valley, et nulle part ailleurs.

Le techno messianisme, c’est quoi ?

C’est considérer que les technologies puissent apporter le bien, voire le meilleur. La dimension messianique tient du fait que le futur n’est envisagé qu’à travers les technologies. Elles ont une double qualité, car elles sont à la fois un moyen et une fin. C’est un dérivé du messianisme né des différentes croyances ancestrales, considérant que l’histoire a un sens, et que ce sens a une fin ; l’apocalypse ou la révélation.

Anthony Levandowski ancien ingénieur de Google, a fondé The Way of The Future, une église tournée vers la croyance en un dieu de l’intelligence artificielle, avant d’être dépassé et d’y mettre fin. Comment l’expliquer ?

Il faut d’abord voir de qui on parle. Ce sont des gens extrêmement diplômés, passés par les sciences de l’ingénierie, la chimie, la biologie, l’astrophysique ou l’informatique, beaucoup plus athées ou agnostiques que dans le reste des États-Unis, plutôt blancs. Ils vivent en Californie, un endroit assez particulier, loin des institutions religieuses classiques, où l’on travaille principalement dans les nouvelles technologies.

Mais la Californie a une longue histoire d’activités spirituelles, c’est l’interface entre l’orient et l’occident, le plus vieux Chinatown des États-Unis est à San Francisco. Il y a une vraie interconnexion avec l’Asie et l’Inde. Ce mélange loin des politiques classiques de la côte est, ajouté à la puissance de son industrie des technologies fait qu’il y a une sorte de bricolage, avec la réalité virtuelle, la cryogénisation, l’IA… Cela ne concerne pas l’entièreté de la population, mais c’est un mouvement qui peut être bruyant au sens politique, porté par des figures importantes.

Ces nouvelles spiritualités n’ont-elles par pour unique but de nous rendre plus productif ?

C’est la thèse de Carolyn Chen dans son ouvrage Work Pray Code (2022). Elle parle de ce rapport fonctionnaliste à la spiritualité qui permet de renouveler les énergies, se développer, etc. Mais là où cette idée pèche un peu, c’est qu’elle ne se fonde que sur l’observation des grandes entreprises, qui selon elle exploitent les travailleurs en diffusant une spiritualité. Dans l’histoire de la Silicon Valley, ces questions de spiritualité alternative existaient déjà avant.

La place de la Silicon Valley dans le monde, c’est d’être une interface loin des institutions, très ouverte, très tolérante, où l’on valorise les expériences, la méditation, la drogue, tout en étant manager dans une entreprise de Big Tech. Ce qui n’est pas le cas ailleurs dans le monde, en tout cas pas dans ces proportions-là.

Vous racontez dans votre livre La Tech. Quand la Silicon Valley refait le monde (2023, Seuil), l’histoire de ces gens qui débarquent chez Apple au début des années 80, qui croient aux ordinateurs mais sont encore totalement isolés. Et 20 ans plus tard ils ont changé le monde.

Que des gens croient en l’informatique, c’est même bien avant les années 80. La Silicon Valley c’est presque plus vieux qu’Hollywood, dès les années 1900 certains y considèrent que la technologie est un bien indispensable. Quand on est dans le nord de la Californie, au début du siècle, on est très loin de tout, de Los Angeles, les télécommunications permettent de combler cette distance. Ensuite, se greffe un certain nombre de théories, notamment la cybernétique qui développe l’idée que les systèmes d’information ouverts, permettent de gagner en qualité et en densité d’information et peuvent avoir des résonances dans la vie sociale et politique.

Par exemple, dès 1947, le mathématicien Wiener considère que la seconde guerre mondiale est la conséquence d’un mauvais système d’informations, et qu’avoir des sociétés plus ouvertes et informées va participer au mieux en termes de relations sociales. C’est toujours ce paradigme-là qui domine dans la Silicon Valley, regardez ChatGTP, leurs développeurs croient toujours à ça. Alors les objets changent, mais leurs croyances restent les mêmes.

Le mode de diffusion de ces systèmes est marchand. C’est lui qui doit permettre aux gens d’accéder à ces technologies. Et pour développer ces marchés, il faut, ce que l’on va appeler chez Apple au début des années 80, des évangélistes, des gens qui diffusent la bonne parole pour démontrer l’efficacité de leurs nouvelles technologies, en expliquant, en faisant des démonstrations sur leurs potentiels. Il y a une dimension de révélation évangélique très forte.

Mais comment expliquer qu’aujourd’hui, dans la Silicon Valley, là où naissent la plupart des idées les plus progressistes du monde, émergent dans les mêmes bureaux, des nouvelles croyances religieuses ?

Je pense qu’on a trop tendance à oublier dans nos représentations courantes que la science et l’objectivité sont une forme de croyance, avec des rapports très affectifs, des imaginaires construits, et qui souvent finissent par être démentis par les faits. Il y a un vrai lien entre croyance et scientisme, particulièrement depuis la Révolution française avec le saint-simonisme, où face à des valeurs et des systèmes qui s’effondrent, les scientifiques et les ingénieurs prennent une nouvelle place. S’installe ensuite une analogie entre les anciens systèmes de croyance et les nouveaux.

Ensuite, dans la Silicon Valley, les gens se tournent assez peu vers les églises pour répondre à leurs questions. Et pourtant des questions ils en ont beaucoup. Quand on fait des nouvelles technologies, c’est le quotidien de s’interroger. Pour répondre, on peut se nourrir de la science, de la science-fiction, et puis des spiritualités, qui peuvent donner des repères pour naviguer dans ce grand flou de l’avenir.

Le techno messianisme ne suit-il pas une évolution logique des religions, toujours créées par l’homme face à quelque chose qu’il ne maîtrise pas ?

Il faudrait s’entendre sur ce que signifie religion. Étymologiquement c’est relier les gens ensemble. Il faut se méfier des effets de langage et de métaphore, mais aujourd’hui le statut des nouvelles technologies, c’est justement de relier les gens. Mais l’institution qui produit ses outils est une communauté relativement réduite avec ses propres systèmes de valeur.

Bien souvent dans les religions, la fin de l’histoire c’est l’apocalypse, ce qui explique aussi que bien souvent les religions sont conservatrices, puisque être conservateur c’est arrêter le temps, et arrêter le temps c’est retarder l’apocalypse. Dans les nouvelles technologies c’est l’inverse, le futur s’accélère, et même s’il est un peu angoissant, l’enjeu c’est d’être le champion, d’être du bon côté de la révolution technologique.

Vous parlez d’apocalypse. Certains défenseurs du transhumanisme pensent que nous sommes très proches de la singularité technologique, une théorie qui explique que l’emballement de la croissance technologique provoquerait des changements imprévisibles dans la société humaine. Là encore, il y a un paradoxe entre cette volonté « d’accélérer le futur » tout en ayant conscience des risques prévisibles que cela comporte.

C’est là que c’est intéressant, car on le voit comme ça depuis la France. Mais dans la Silicon Valley, la singularité est vue comme quelque chose d’enthousiasmant, il y a même une Université de la singularité basée à Santa Clara, pour la faire advenir plus vite et en bénéficier.

Pourquoi un techno messianisme en France est-il impossible selon vous ?

Historiquement, entre le 18ème et le 19ème siècle des gens comme Saint Simon, Auguste Comte ou Teilhard de Chardin partaient du constat qu’il fallait remplacer l’ancien régime par la science, aussi bien dans les têtes que dans les corps et l’espace. C’est le début de l’ingénierie moderne. Ces principes ont ensuite été exportés partout dans le monde, et surtout aux États-Unis. Mais la configuration française est très différente car l’État a une place très importante, les télécommunications ont longtemps été sous pavillon étatique, et le mode d’organisation donne beaucoup plus de pouvoir aux administrateurs qu’aux ingénieurs. Bruno Bonnell ou Xavier Niel, aujourd’hui, sont les figures les plus visibles de ce système.