Aux Etats-Unis, le propriétaire du Los Angeles Times aimerait instaurer un outil généré par IA qu’il appelle un bias meter, un mesureur de partialité. Quel impact cette idée peut-elle avoir sur le futur du journalisme ?
Pour les plus honnêtes des journalistes, la notion d’objectivité est un spectre qui peut hanter les jours comme les nuits. Et s’il existait un outil permettant de simplifier leur impartiale mission et d’apaiser leurs consciences ? En Californie, Patrick Soon-Shiong, le propriétaire milliardaire du Los Angeles Times a récemment suggéré cette idée dans un podcast, Flyover Country, tenu par le journaliste de CNN Scott Jennings. On ne sait pas trop comment cela fonctionnerait, mais l’homme d’affaires aimerait créer un outil, généré par IA, qui permettrait au lecteur de comprendre qu’une source utilisée dans un article contiendrait « une dose » de partialité, ou de subjectivité.
Un horizon
Dans son bureau, un tableau représentant un phare accroché dans son dos, le sociologue des media Jean-Marie Charon sourit quand on lui présente cette idée. « Historiquement, la question de l’objectivité dans la problématique anglo-saxonne revient à s’assurer, dans son travail, que l’on s’est bien donné tous les moyens de trouver des sources diverses, d’avoir un éventail de points de vue qui donnent le sentiment que l’on ne verse pas, volontairement ou involontairement, dans un engagement partisan, définit-il. C’est un horizon. Un objectif à atteindre. » Loin d’être un expert en IA, l’universitaire se plaît à imaginer un outil qui permettrait d’atteindre cet horizon qu’est l’objectivité totale. Avant d’immédiatement nuancer son propos : « Mais dans l’ambiance nord-américaine actuelle, on peut imaginer que ce serait quelque chose de plus compliqué. »
Businessman sud-africain et américain, Soon-Shiong est l’inventeur de l’Abraxane, un médicament utilisé contre le cancer du poumon, du sein et du pancréas ainsi que le fondateur de NantWorks, un réseau de startups dans le domaine de la santé, de la biotechnologie et de l’IA. En 2017, il rencontrait le président Trump afin de solliciter une place dans son administration. Depuis sa réélection récente, le milliardaire s’est emporté, lors d’un entretien, lorsqu’un journaliste évoquait la « très documentée » malhonnêteté de Donald Trump et sa relation pour le moins ambiguë avec la notion de vérité. « Comment classerai-t-on les diverses opinions, réfléchit Charon. Ce qui constitue un communiste aux Etats-Unis n’est pas ce qui constitue un communiste en France. » À cette question, le milliardaire n’a pas de réponse. Il a néanmoins suggérer qu’un lecteur pourrait, en un clic, obtenir deux versions de la même histoire.
Le futur
En 2023, Jean-Marie Charon publiait Jeunes journalistes – L’heure du doute. Aujourd’hui encore, il continue à s’intéresser aux journalistes de moins de 30 ans et, ainsi, au futur de leur profession. Selon lui, l’éventuel outil de Soon-Shiong serait accueilli de façon bien différente s’il s’avérait être un outil qu’il qualifie « d’ouvert » ou de « fermé ». Si, en gros, il tire vers l’utopie ou vers la dystopie, ce qui, en fin de compte, est toujours un risque avec une prouesse technologique. Charon développe : « Est-ce qu’il permettrait un travail qui se rapprocherait du fact-checking ? Qui permettrait d’identifier des sources que le journaliste n’avait pas imaginer ? Permettrait-il de mieux comprendre ce que sont les points de vue exprimés sur un sujet ? Leurs origines ? Si c’est un outil de ce type-là, il pourrait y avoir un certain intérêt. »
Sans trop de surprise, les jeunes journalistes sont plus ouverts à l’apparition de nouvelles technologies dans leur métier que les plus anciens. Mais seulement si ces technologies sont fluides, plutôt que rigides. Alors qu’il travaille à une nouvelle enquête sur ces journalistes de demain, Charon assure que ce qu’il trouve le plus frappant est « leur aspiration à avoir une indépendance dans leur travail. Souvent, ils ont le sentiment que les modes de fonctionnements hiérarchiques et les outils auxquels ils sont soumis restreignent cette zone d’indépendance. » Jean-Marie Charon imagine maintenant le scénario dystopique : un journaliste commence à rédiger son article, à définir un angle, avant qu’une alerte juge une source trop de droite, ou trop de gauche. Le journaliste est stoppée net, interdit de consulter certains sites jugés trop éloignés de la ligne éditoriale de son employeur. « Les jeunes journalistes sont déjà très tendus au niveau de ce qu’ils appellent souvent le pré-pensé, les apriori de la hiérarchie, conclue l’expert. S’il s’agit d’un outil qui, comme un gendarme, vise à ce qu’il faut faire ou non, il y aura une attitude de rejet. » Sachant que les intelligences artificielles sont elles-mêmes partiales, l’idée du propriétaire du LA Times s’apparenterait donc à ce qu’on appelle, dans les écoles de journalisme, une fausse bonne idée.