Selon le Fonds mondial pour la nature WWF, le poids des déchets plastiques déversés en mer Méditerranée devrait tripler d’ici 20 ans, pour atteindre le nombre record de 1 800 000 tonnes. À Marseille, la Blue Odyssey Initiative a peut-être trouvé la solution pour inverser la tendance.
La face visible : des dizaines de matières plastiques s’agglomèrent à la surface, charriées par les courants maritimes. La face invisible : dix fois plus de dépôts et de plastiques translucides qui virevoltent entre les rochers immergés, sous les eaux de la calanque de Sormiou, sur la côte marseillaise. C’est pour tenter de résoudre ce problème écologique majeur que François-Alexandre Bertrand a décidé de lancer sa société Platypus Craft, en 2009.
Rien ne prédestinait cet homme charismatique, ayant grandi au Gabon, à la lutte environnementale. Mais après neuf ans passés au sein d’une société de conseil en systèmes d’information, lassé, il décide de tout plaquer et s’envole à l’autre bout du monde, en Australie. « Je n’en pouvais plus de ne vivre que pour un travail, sans but précis ni engagement. J’adorais l’aspect humain et intellectuel de mon métier, mais il n’avait pas d’impact à mon sens sur l’humanité et l’environnement. J’ai donc voulu être un des acteurs du changement. »
Platypus
Sa fascination pour le monde océanique le pousse à passer son brevet de plongée à Cairns, ville côtière du Nord-Est australien, située à proximité de la Grande Barrière de corail. À 30 mètres de profondeur, le spectacle qui lui est offert le submerge. Il y voit des merveilles de carte postale : les récifs chimériques au fond des eaux cristallines et des poissons multicolores par dizaines. Mais il découvre, surtout, de ses propres yeux, les conséquences désastreuses de l’activité humaine. « En plongeant, j’ai découvert des pans entiers de corail blanchi, résultat notamment de l’acidification des océans, du réchauffement climatique et de l’extraction de charbon des mines implantées à proximité. »
Loin du regard des touristes, sur les côtes moins visitées, François-Alexandre Bertrand constate, halluciné, des endroits extrêmement pollués par le plastique. À son retour en France en 2009, cet amoureux fou de la plongée n’est plus le même homme. « Je suis revenu, convaincu de la nécessité d’agir pour protéger les océans, et qu’il y avait un chaînon manquant entre les bateaux de surface et le monde sous-marin. »
Sa solution s’appellera Platypus, le nom australien de l’ornithorynque, cet animal curieux, mammifère semi-aquatique, sorte de castor à tête de canard, à l’image du bateau hybride qu’il a en tête, pouvant se transformer en submersible en un peu plus d’une minute pour ausculter les fonds marins.
Un trimaran électrique
Fin 2009, le brevet mondial est déposé, d’abord pour un bateau de loisirs. Les études commencent deux ans plus tard avec Perspective Design pour la conception du prototype, en fibres de verre infusées de liège. François-Alexandre Bertrand gère le projet depuis Paris, avec l’architecte naval Philippe Roulins et l’ingénieur hydraulique et mécanique Didier Thollon. Finalement, en 2012, les petits ateliers PCS aux Sables-d’Olonne donnent réellement naissance à cette embarcation. Les premiers essais du prototype en navigation sous-marine ont lieu dès l’année suivante, par son inventeur en personne. Mais la mise au point est longue et coûteuse. François-Alexandre Bertrand l’autofinance avec ses économies, à hauteur de 100 000 euros.
En parallèle, il rejoint l’organisation du Women’s Forum for the Economy and Society en charge du développement des partenariats. Ce qui lui permet d’étendre son réseau et de demander à de nombreux experts de travailler sur son invention. Ils se succèdent jusqu’en 2015. L’année suivante, un accord avec le constructeur de machines mécaniques CDO Innov est signé pour la conception et construction de la version de série. Ce nouveau bateau sera très différent du modèle d’origine. Conçu comme un trimaran électrique, l’architecte naval Marc Van Peteghem le transforme en un trimaran en aluminium à propulsion thermique. L’engin, plus imposant, est désormais capable de transporter du matériel lourd, plus cinq personnes, et d’aider à la lutte contre la pollution plastique des océans. Mi-2017, la construction peut enfin commencer et les tout premiers essais sont réalisés à Noirmoutier, en petit comité.
Une technologie qui rappelle celle utilisée par Tintin dans Le Trésor de Rackham le Rouge
Le premier Platypus de pré-série sera livré à Nouméa en 2019. Il est déjà une innovation à lui seul, se transformant en submersible grâce à ses quatre bras hydrauliques motorisés qui font descendre, en deux temps, sous la surface de l’eau, la nacelle sur laquelle les membres de l’équipage sont installés à califourchon. Aisément, les voyageurs tenus par des ceintures ventrales et des footstraps peuvent s’en extirper et ramasser à la main les déchets dans des lieux d’accumulation difficiles d’accès. « La partie centrale de l’engin peut être positionnée sur l’eau, comme un bateau normal. Et peut devenir un semi-submersible, en quelques secondes. Le pilote et ses passagers vont pouvoir naviguer la tête à 1,5 mètre sous l’eau et ainsi explorer les fonds marins sans aucune limite de temps ou d’air. Ce travail sous-marin n’existait simplement pas jusqu’à présent. »
Le tout en totale autonomie d’air, produit par le bateau et transmis avec de simples détendeurs, équipement garantissant une bonne respiration sous l’eau. Une technologie qui rappelle celle utilisée par Tintin dans Le Trésor de Rackham le Rouge, lorsque les Dupondt pompent à la surface pour approvisionner en air le scaphandre à casque du reporter belge, Hergé s’étant lui-même inspiré des modèles dessinés par Auguste Denayrouze, Benoît Rouquayrol ou Charles Petit, à la fin du XIXe siècle. Une idée simple, mais qui pourrait permettre de collecter entre 100 et 500 kg de détritus chaque jour en les rapportant à la surface via des parachutes de relevage et un système de pompe. Mais pourquoi n’y avait-on pas pensé avant ?
Vitesse maximale de 25 nœuds
Désormais, François-Alexandre Bertrand veut développer son projet près de la mer, au plus proche de la pollution marine. Fin 2020, il quitte définitivement Paris pour Ramatuelle, commune située sur la presqu’île de Saint-Tropez, dans le Var. Un an plus tard, il transfère le siège social de Platypus Craft à Marseille. « J’ai choisi cette ville parce que je la trouve fascinante et elle me rappelle la Grèce, mon pays d’origine. C’est également à Marseille que la plongée est née avec le commandant Cousteau, l’illustre architecte océanographe Jacques Rougerie ou encore la Compagnie maritime d’expertises (Comex). » La Cité Phocéenne, sous ses allures de capitale européenne de la plongée et de la Méditerranée, se caractérise aussi par un remarquable dynamisme entrepreneurial, avec la présence de nombreux acteurs innovants.
Dans le secteur de l’écologie, Platypus Craft entre dans cette catégorie, notamment au travers de The Blue Odyssey Initiative, une expédition environnementale pour lutter contre la pollution maritime des littoraux méditerranéens : cet été, après une dizaine d’années de recherche et développement, le bateau prototype a parcouru la côte entre Nice et Marseille, à une vitesse maximale de 25 nœuds. L’ambition était de « montrer la pollution sous-marine le long du littoral et l’état de la biodiversité sur le parcours » par la production de photos, vidéos, data et d’une cartographie. Des images qui n’existaient pas auparavant. « Nous allons fournir ces données à des institutions scientifiques comme Ifremer ou à des industriels qui ont un intérêt dans la revalorisation des déchets, comme Veolia », assure Marine Gimenez, responsable des opérations chez Platypus Craft et monitrice de plongée.
« 99 % des plastiques coulent«
Ensuite, il faudra récolter ces déchets accumulés sous la mer. François-Alexandre Bertrand a sa petite idée sur les raisons pour lesquelles les autorités se sont montrées jusqu’ici plutôt incompétentes dans la sauvegarde des fonds marins. « Nous avons beaucoup de mal à juguler le flux plastique dans les océans, malgré toutes les tentatives pour le faire. 95 % des déchets viennent des littoraux côtiers et 99 % des plastiques coulent. Personne n’intervient aujourd’hui sous l’eau, à part des associations au travers d’actions ponctuelles. Si on ne fait rien, ces déchets deviendront des microparticules qui seront absorbées par tous les organismes marins de la faune et de la flore. C’est le souci majeur. »
De par sa taille et sa position, Marseille fait partie des plus importants spots de pollution en Méditerranée, avec le Nord de l’Italie et la Grèce notamment. Certes, des plastiques tombent à l’eau depuis la ville, toutefois beaucoup d’entre eux proviennent des courants maritimes. Avec le temps, ils se dégradent en microparticules qui, en se rassemblant, forment de véritables nuages sous-marins et réduisent la photosynthèse au fond des océans, mécanisme indispensable au développement de la vie. D’où l’intérêt majeur du Platypus, appelé à devenir enfin un bateau de série dès 2023. Actuellement en phase de préconception avec le constructeur CDO Inov et en partenariat avec le cabinet d’architecture navale breton VPLP, il sera disponible à un prix de vente avoisinant les 300 000 euros. Long de 8 mètres et large de 2,80 m, le bateau pourra naviguer jusqu’à 30 nœuds et sera commercialisé en version électrique, hydrogène ou essence.
Tourisme de masse
La production espérée est d’une centaine d’unités chaque année, à partir de 2027. Le hic, c’est que l’engin pourrait être rapidement récupéré pour le tourisme de masse dans certaines îles paradisiaques, en embarquant à son bord, jusqu’à six personnes, dont un pilote idéalement moniteur et diplômé en plongée sous-marine. Le tout fonctionnant notamment à la très polluante énergie thermique. Mais Marine Gimenez reste optimiste : « Ce bateau va ouvrir l’exploration du monde sous-marin à un public qui aujourd’hui n’y a pas accès. L’intérêt est double : il va permettre de se faire plaisir mais aussi de protéger l’environnement. Tant que le grand public n’aura pas découvert à la fois la beauté des fonds marins et les endroits qui sont pollués, il sera moins sensible à sa protection ».
L’enjeu de la mission Blue Odyssey Initiative est aussi d’encourager avec le Platypus des centaines de start-ups et d’institutions à trouver des solutions innovantes pour intervenir le long des littoraux. Pour se lancer dans l’entrepreneuriat à impact, il existe un écosystème très actif. De son côté, le Playtus a bénéficié du soutien d’Act For Impact by BNP Paribas. Dédié aux entrepreneurs qui innovent pour résoudre les défis sociaux, environnementaux et contribuer à un développement économique plus durable, ce dispositif aide les entreprises à impact à grandir grâce à un accompagnement bancaire spécifique, des solutions financières innovantes et un accès à un réseau de partenaires clés. François-Alexandre Bertrand le sait, sous l’eau reste l’un des derniers endroits où l’homme peut encore agir : « L’humain peut et doit réparer. Avec ce bateau, nous avons désormais les moyens techniques de le faire ».